La mémoire en bref
Plusieurs systèmes de mémoires
De nombreuses théories ont été échafaudées pour essayer de comprendre les mécanismes de la mémoire.
La perspective cognitiviste présente la mémoire à court terme (ou mémoire de travail) comme un système qui conserve pendant quelques dizaines de secondes un petit nombre d’informations (entre 5 et 9) : il s’agit d’un système de traitement et de manipulation temporaires de l’information. Faire un calcul mental ressort de la mémoire de travail.
La mémoire à court terme est un pivot entre l’enregistrement et la restitution des informations. Une information arrive dans la mémoire à court terme, chasse la précédente qui est soit oubliée, soit dirigée vers la mémoire à long terme où elle est stockée.
Indispensable dans la vie courante, nous la sollicitons en permanence, sans en avoir conscience.
Elle est particulièrement perturbée par la distraction qui provoque l’effacement rapide des informations qui s’y trouvaient.
La mémoire à long terme garde beaucoup d’informations pendant longtemps.
Grâce à la mémoire à long terme, chacun de nous se constitue, de façon consciente et inconsciente, un monde intérieur unique, puisqu’elle combine et imbrique en permanence :
- Des souvenirs sensoriels : le plus souvent sans que nous en ayons conscience, la mémoire perceptive permet d’enregistrer et de se souvenir de visages, de lieux, de voix, de bruits, de saveurs, etc. de façon implicite ;
- Des savoir-faire, des habiletés, des souvenirs moteurs : à force de répétitions, nos gestes deviennent inconscients, automatiques et précis. La mémoire procédurale relève de l’inconscient et de l’implicite ;
- Des connaissances générales : la mémoire sémantique est celle du langage et des connaissances sur le monde, sur les personnes et sur ce qu’on sait sur soi. Elle est globalement indépendante d’un contexte émotionnel et des conditions d’acquisition de ces informations. Elle se construit et se réorganise tout au long de la vie ;
- Des souvenirs personnels, vécus, avec les émotions qui leur sont liées : cette mémoire épisodique qui, propre à chacun d’entre nous, fait partie de notre identité, nous situe dans le temps et l’espace et nous permet ainsi de nous projeter dans le futur.
Mémoire à court terme et mémoire à long terme travaillent de concert. La première se réfère à ce qui nous est déjà connu, c’est à dire à ce qui est stocké dans la seconde : avoir des acquis dans un domaine quel qu’il soit (le football ou les neurosciences) permet de mémoriser plus facilement par la suite des informations dans ce même domaine.
Notre capacité à nous projeter dans le futur, à élaborer des pensées, des images et des actions pour le futur, repose sur les représentations que nous avons stockées dans les systèmes autobiographiques et sémantiques de notre mémoire.
Notre mémoire se forme à chaque instant en fonction de ce que nous savons déjà, de nos expériences passées, de nos perceptions, de nos émotions et de notre attention. Elle est différente pour chacun de nous, même pour un événement vécu en commun.
L’encodage des informations, le stockage et la récupération des souvenirs
En général la répétition permet la consolidation de l’acquisition d’une information. Pour la mémoire sémantique, l’analyse en profondeur de l’information, les associations d’idées, l’organisation hiérarchique et la construction d’images mentales sont autant de stratégies de mémorisation.
Parfois, un souvenir jaillit. Mais parfois aussi, se souvenir nécessite des stratégies, une recherche d’indices pour accéder à l’information que l’on veut récupérer. Le contexte est très important pour la restitution des informations : plus la situation de rappel est similaire à la situation à l’origine du souvenir, plus le rappel est aisé. La répétition à des intervalles de temps de plus en plus larges favorise elle aussi la récupération des informations. Pour les savoir-faire, la récupération de l’information est le plus souvent implicite, ne nécessitant pas de description.
L’oubli est un processus adaptatif important et sans doute nécessaire à la mémoire. Il évite de stocker des détails, des informations peu utiles, des informations périmées.
Les émotions ont un effet majeur sur la mémoire : en général l’émotion aide la mémorisation. Mais dans certains cas, des émotions trop intenses, traumatisantes, perturbent la mémoire.
Le sommeil est nécessaire à la mémoire, au stockage des informations à long terme et à l’oubli.
La mémoire est-elle fidèle ?
La mémoire est globalement fidèle et cela suffit dans la vie quotidienne. Cependant un souvenir n’est pas un enregistrement figé, stocké en un bloc dans le cerveau. Lorsqu’on se rappelle une scène, on en fait une reconstruction plus ou moins complète.
Les souvenirs peuvent s’avérer partiellement faux, et de faux souvenirs peuvent être provoqués, ce qui complique la valeur juridique des témoignages.
Y a-t-il un centre unique de la mémoire dans le cerveau ?
Non. Beaucoup de régions du cerveau, aires du cortex et régions profondes, densément interconnectées et en incessantes interactions, sont impliquées dans la mémoire.
Citons seulement les hippocampes, petites structures situées dans les profondeurs des lobes temporaux, considérés comme des « palais de la mémoire », là où se forment les nouveaux souvenirs, ainsi que le lobe préfrontal, siège de la mémoire à court terme.
L’acquisition d’un souvenir se traduit par des modifications moléculaires au niveau des synapses (on parle de plasticité synaptique) et son maintien implique une intense activité moléculaire des neurones concernés.
Mémoire individuelle et mémoire collective
Un souvenir dépend des interactions de l’individu avec une communauté, du contexte social et de l’environnement. Les stéréotypes et les idées reçues par exemple influencent notre mémoire.
Il existe aussi une mémoire collective ou culturelle, qui prend place autour d’événements historiques ou contemporains : c’est une mémoire partagée, constituée de différentes représentations de l’évènement d’un groupe ou d’une communauté parfois très large.
Comment la mémoire traverse-t-elle le temps et l’espace ?
La transmission orale de récits, mais aussi des artefacts et des inventions comme celle de l’écriture, rendent accessibles à d’autres ce qu’un individu avait appris, au delà de sa propre vie et au delà de son contexte géographique.
L’homme a toujours cherché à améliorer et à diversifier sa mémoire externe : l’imprimerie, la photographie, l’enregistrement sonore, aujourd’hui la numérisation en masse des textes, des images et des sons… Cette mémoire externe influence en retour notre mémoire interne et nos capacités de projection : les supports de mémoire collective (livres, films,…) modèlent en partie notre mémoire du futur. La révolution numérique pourrait-elle modifier l’organisation et la puissance de notre mémoire ?
Dans la mythologie grecque, la mémoire était incarnée par la déesse Mnémosyne qui est la mère des muses, autrement dit la mère des formes de pensée. Aujourd’hui, elle représente un défi d’une complexité extrême pour la science.
Paroles de scientifiques
Comment avoir des connaissances nous aide...
Nous présentons ici la traduction d’un texte écrit par le psychologue américain Daniel T. Willingham (How knowledge helps. Ask the cognitive scientist, American Educator, Printemps 2006)
Daniel Willingham est professeur de psychologie à l’Université de Virginie. Jusque vers 2000, sa recherche a été axée uniquement sur les bases cérébrales de l’apprentissage et de la mémoire. Aujourd’hui, l’ensemble de ses recherches porte sur l’application de la psychologie cognitive à l’éducation. Il écrit la colonne « Ask the cognitive scientist » pour le magazine American Educator et est l’auteur de Why Don’t Students Like School? (trad. fr. Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école?), When Can You Trust the Experts?, et Raising Kids Who Read. Son blog Science & Education est une référence dans le domaine.
Traduction en français par Anne Bernard-Delorme
« Knowledge is good » est la devise du Faber College dans le film américain Animal House (1978). Ceux qui travaillent dans le domaine de l’enseignement adhèrent probablement à cette devise. Mais, pourquoi au juste est-ce bon d’avoir des savoirs? Quand j’ai discuté de cette question avec des enseignants, beaucoup ont employé la métaphore « c’est le grain à moudre ». Autrement dit, l’enseignement aurait pour but, non pas tant d’accumuler des connaissances, mais d’affuter des compétences cognitives telle la pensée critique. Si nous voulons que les élèves apprennent à penser de façon critique, ils doivent avoir de quoi penser, ce serait le rôle principal du savoir.
Certes, avoir des connaissances donne aux élèves matière à penser, mais quand on lit les écrits des chercheurs en sciences cognitives, on constate que les savoirs font beaucoup plus que seulement aider les élèves à aiguiser leurs compétences à penser. Savoir facilite réellement l’apprentissage. Les connaissances s’accumulent et elles augmentent de façon exponentielle. Ceux qui sont riches de connaissances factuelles trouvent plus facile d’apprendre plus. Les riches s’enrichissent. De plus, les connaissances factuelles stimulent les processus cognitifs comme la résolution de problèmes et le raisonnement. Plus on a de connaissances, plus ces processus cognitifs opèrent de façon fluide et efficace, c’est justement ce que les enseignants désirent pour leurs élèves. Ainsi, plus les élèves accumulent de savoirs, plus ils deviennent intelligents. Nous explorerons d’abord comment savoir amène à plus de savoir, et ensuite, comment savoir améliore la qualité et la vitesse de la pensée.
Comment avoir des connaissances mène à avoir plus de connaissances
Plus on a de connaissances, plus il est facile d’en acquérir. Apprendre de nouvelles choses est un processus continu, mais, pour mieux l’étudier et mieux le comprendre, les chercheurs en sciences cognitives l’ont scindé en trois phases. Ils ont mis en évidence que le savoir a un rôle à chacune d’elles : quand on capte une nouvelle information via la lecture ou l’écoute, quand on réfléchit à cette information, et quand ce matériau est stocké en mémoire.
Comment les connaissances aident à acquérir des nouvelles informations
Lorsqu’on capte une nouvelle information, que ce soit en lisant ou en écoutant, avoir déjà des connaissances factuelles représente un avantage cognitif. Il y a beaucoup plus dans le langage oral ou écrit que seulement le vocabulaire ou la syntaxe : il y a à comprendre. La compréhension demande d’avoir une culture générale parce que le langage est plein de lacunes sémantiques. L’orateur ou l’auteur suppose que l’interlocuteur ou le lecteur a une culture générale qui permettra de combler ces lacunes, sa compréhension dépendant de l’exactitude de ses déductions. Dans une conversation banale, celui qui écoute peut obtenir des informations et vérifier ses déductions en posant des questions (par exemple, vous voulez parler de Bob Smith ou de Bob Jones ? Que voulez-vous dire quand vous parlez de lui comme un entrepreneur ?) ; mais ce n’est pas possible quand on regarde un film ou quand on lit un livre. Et ce n’est pas toujours possible en classe quand un élève n’ose pas poser une question.
Pour fournir quelques exemples concrets et simplifier la discussion, centrons-nous sur la lecture, tout en gardant à l’esprit qu’il en va de même pour l’écoute. Lorsque vous lisez le court texte suivant :
« Le visage de John s’allongea quand il regarda sa bedaine. L’invitation spécifiait « tenue de soirée » et il n’avait pas remis son smoking depuis son mariage, 20 ans plus tôt. »
Vous déduisez facilement que John s’inquiète de ne plus pouvoir enfiler son smoking, bien que le texte ne dise rien directement de ce problème potentiel. L’auteur aurait pu ajouter des détails : « John avait pris du poids depuis la dernière fois qu’il avait porté son smoking, et il était inquiet qu’il ne lui aille plus. » Mais ces détails ne sont pas nécessaires et les ajouter aurait rendu le texte lourd et ennuyeux. Vous êtes capable de combler les lacunes du texte parce que vous savez que souvent les gens ont pris du poids vingt ans après leur mariage, et que prendre du poids signifie habituellement que les anciens vêtements ne vont plus. Cette culture générale est immédiatement utilisable et l’auteur n’a pas besoin de tout préciser.
Il est ainsi évident qu’une façon dont les connaissances aident à l’acquisition de plus de connaissances tient à ce qu’elles augmentent la capacité à faire des déductions correctes. Si l’auteur suppose que vous avez certaines connaissances, mais qu’en réalité vous ne les avez pas, vous serez vite perdu. Par exemple, si vous lisez, « il était un vrai Benedict Arnold en ce domaine » et que vous ne savez pas qui était Benedict Arnold, vous êtes perdu. Cette implication de la culture générale est facile à comprendre. Il n’est pas surprenant que la compétence à lire un texte et en saisir le sens soit étroitement corrélée avec la culture générale. Plus vous lisez, meilleur lecteur vous êtes.
La plupart du temps, lorsque vous lisez, vous n’avez pas conscience de faire des déductions. Par exemple, quand vous lisez le texte cité plus haut, il est fort peu probable que vous vous disiez : « Humm … attendez … pourquoi est-ce qu’on me parle de la dernière fois où il portait son smoking ? Pourquoi son visage s’allonge-t-il lorsqu’il pense à cela ? » Ces déductions, conscientes, ne sont pas nécessaires parce que les processus cognitifs qui interprètent ce que vous êtes en train de lire vous donnent accès automatiquement aux idées associées à ces mots et pas seulement au sens littéral des mots que vous lisez. Quand vous lisez « un smoking », les processus cognitifs qui donnent du sens au texte permettent d’accéder non seulement à la définition de « smoking, vêtement de cérémonie », mais à tous les concepts associés à ce mot et stockés dans votre mémoire : les smokings sont chers, on les porte rarement, ils ne sont pas confortables, ils peuvent être loués, ils sont souvent portés lors des mariages, etc. Comme le petit texte l’illustre bien, les processus cognitifs qui extraient le sens donnent accès aux concepts représentés par l’intersection de diverses idées ; « smoking » évoque « vêtement » et « 20 ans après le mariage » évoque « prise de poids. » L’intersection de « vêtement » et « prise de poids » conduit à l’idée « le vêtement n’ira pas » et on comprend pourquoi John est inquiet. Toutes ces associations et déductions se font en dehors de la conscience. Seul le résultat du processus cognitif—John s’inquiète de ce que son smoking ne lui aille plus—entre dans le champ de la conscience.
Quelquefois, ce processus subconscient de déduction échoue : les idées du texte ne peuvent pas être reliées entre elles. Alors, le processus s’arrête et le lecteur doit faire un effort pour trouver des liens entre les mots et les idées dans le texte. Cet effort implique la conscience. Supposons que plus loin dans le texte, on lise, « John descendait l’escalier avec précaution. Jeanine le dévisageait en l’attendant. Finalement elle dit, ‘Ah, heureusement, j’ai du poisson dans mon sac à main.’ » Ce commentaire de Jeanine va arrêter le cours normal de la lecture. Pourquoi aurait-elle du poisson dans son sac ? Le lecteur devra chercher des liens entre avoir un poisson, une cérémonie et les autres éléments de la situation (vêtement de cérémonie, escalier, sac à main, ce qu’on sait de Jeanine et de John). Au cours de cette recherche, il pourra retrouver l’idée très répandue que porter un smoking fait ressembler un peu à un pingouin : alors, immédiatement, il trouve l’association « les pingouins mangent du poisson ». Jeanine compare John à un pingouin et elle le taquine. Le sens est trouvé et la lecture peut reprendre. On voit ici un second avantage de la culture générale, plus subtil : les gens qui ont plus de culture générale peuvent faire des associations plus riches entre les concepts stockés dans leur mémoire ; et quand les associations sont fortes, elles viennent automatiquement à l’esprit. Ainsi, une personne qui a une culture générale étendue interrompt rarement sa lecture pour chercher, consciemment, des liens qui font sens.
Ce phénomène a été vérifié expérimentalement : on a demandé à des personnes de lire des textes portant sur des sujets qui leur étaient soit très, soit peu familiers. Par exemple, on a demandé à des personnes de lire un texte sur des maladies répandues (comme la grippe) dont elles connaissaient déjà très probablement les symptômes, et un texte sur quatre maladies plus rares (comme le typhus) qu’elles ne connaissaient probablement pas. Des informations supplémentaires, probablement ignorées des sujets d’expérience, accompagnaient chaque texte.
Une technologie sophistiquée a permis aux chercheurs de mesurer les endroits du texte où les personnes fixaient leur regard pendant leurs lectures. Ils ont obtenu une mesure précise de la vitesse de lecture et ils ont pu repérer l’endroit du texte où les personnes revenaient pour en relire une partie. Ils ont trouvé que pour les thèmes non familiers, les personnes relisaient beaucoup plus souvent des segments de phrase et repartaient en arrière beaucoup plus souvent pour relire des phrases déjà lues. Leur vitesse de lecture était plus lente que lorsqu’ils lisaient des textes familiers. Ces expériences indiquent que le processus est plus lent lorsqu’on lit des choses non familières.
Ainsi, la culture générale nous rend meilleurs lecteurs de deux façons. D’abord, elle augmente la probabilité qu’on possède le savoir suffisant pour faire les déductions nécessaires à la compréhension du texte (on sait que les gens sont souvent plus gros après 20 ans de mariage et donc que John est inquiet que son smoking ne lui aille plus). Ensuite, une culture générale étendue implique qu’on a rarement besoin de relire un texte et de faire un effort pour chercher consciemment des liens ayant du sens dans le texte (on se rend vite compte que Jeanine compare John à un pingouin, lorsqu’elle fait sa remarque sur le poisson).
Comment les connaissances aident à réfléchir sur une nouvelle information
Capter une nouvelle information dans un texte est le premier pas de l’apprentissage de cette nouvelle information ; la deuxième étape est de réfléchir à son propos. Ceci se passe dans la mémoire de travail, comme l’appellent les chercheurs en sciences cognitives. La mémoire de travail est souvent également appelée de façon métaphorique « espace de travail », ce qui a l’avantage de souligner qu’elle a des limites : on ne peut maintenir qu’une petite quantité d’informations dans la mémoire de travail. Lisez la liste de lettres ci-dessous une fois, puis détournez le regard et comptez le nombre de lettres dont vous vous souvenez.
MN – NNO – EUV – SC – SGC – TEF
Il y a 16 lettres dans la liste. La plupart d’entre nous réussissent à en retenir environ sept, il n’y a pas d’espace suffisant dans la mémoire de travail pour en retenir plus. Maintenant, refaites le même exercice avec la liste suivante.
SNCF – TGV – UNESCO – MEN
C’était plus facile, indéniablement. Or, si vous comparez les deux listes, vous verrez qu’il s’agit des mêmes lettres, mais présentées différemment. Dans la seconde liste, C, N, S et F compte comme un seul élément, et non plus comme quatre lettres séparées. Mettre ces lettres ensemble de cette façon, c’est faire du regroupement d’informations, c’est faire des paquets d’informations. Le regroupement d’informations augmente beaucoup la capacité à stocker des informations dans la mémoire de travail, et, donc, à réfléchir. La mémoire de travail permet habituellement de retenir sept lettres et le même nombre d’éléments multi-lettres (ou paquets d’informations). Notez, cependant, que le regroupement d’informations dépend de votre culture générale. Si vous n’êtes pas familier avec l’abréviation SNCF, vous ne pourrez pas retenir ces quatre lettres comme une unité d’informations.
Des études ont été faites sur la capacité à faire du regroupement d’informations et sur sa dépendance vis à vis de la culture générale. Elles montrent que cette capacité nous avantage en nous rendant plus capables de nous rappeler brièvement une liste d’items (voir l’exemple de la seconde liste de lettres ci-dessus). Cet avantage a été observé dans de nombreux domaines, comme pour le jeu d’échecs, le bridge, la programmation sur ordinateur, les pas de danse, les jeux de cartes, la musique…
Il est rare de vouloir se rappeler brièvement une liste. Ce qui est important dans le regroupement d’informations, c’est qu’il libère de la place dans la mémoire de travail, la place libre pouvant être dévolue à d’autres tâches. Une étude a été menée auprès de collégiens, qui étaient soit bons lecteurs, soit mauvais lecteurs (selon des tests standards de lecture) et qui étaient aussi soit bons connaisseurs du jeu de baseball, soit mauvais connaisseurs (selon un test élaboré exprès pour l’étude par trois joueurs semi-professionnels). Les collégiens avaient à lire un texte de niveau de lecture CM2 décrivant une demi-manche de baseball. Le texte était divisé en cinq parties : on a arrêté les élèves à la fin de chacune de ces parties ; on leur a demandé de décrire ce qu’ils étaient en train de lire et de rejouer les actions en utilisant une maquette de terrain de baseball et des joueurs. Les chercheurs ont mis en évidence l’importance prédominante de la connaissance préalable du baseball sur la performance de lecture. Les mauvais lecteurs connaissant bien le baseball ont bien mieux compris le texte que les bons lecteurs ayant une faible connaissance du baseball.
Pourquoi cela ? Les élèves bons connaisseurs du baseball étaient capables de lire une série d’actions et de les regrouper. Et précisément parce qu’ils étaient capables de regrouper des informations, ils libéraient de l’espace dans leur mémoire de travail, espace qu’ils pouvaient utiliser pour rejouer les actions avec la maquette tout en fournissant une explication verbale correcte. N’étant pas capables de regrouper des informations, les bons lecteurs n’avaient pas assez de place libre dans leur mémoire de travail pour simultanément se rappeler toutes les actions et leur ordre, les rejouer et décrire la reconstitution du jeu.
Cette étude illustre l’avantage très important que confère la culture générale à la mémoire de travail. La plupart du temps quand nous écoutons ou que nous lisons, il ne s’agit pas vraiment de comprendre chaque phrase en elle-même, il s’agit pour nous de comprendre une suite de phrases ou de paragraphes et de les garder simultanément présents à l’esprit pour les intégrer ou les comparer. Cette tâche est plus facile si nous pouvons regrouper les informations car alors elles occuperont moins de place dans l’espace limité de la mémoire de travail. Mais regrouper les informations dépend de la culture générale.
Comment avoir des connaissances aide à mémoriser de nouvelles informations
Les connaissances sont encore une fois une aide pour la dernière phase de l’apprentissage d’une nouvelle information qui est la mettre en mémoire. De façon simple, il est plus facile de retenir une information nouvelle quand on a déjà des connaissances sur le sujet. De nombreuses études ont été faites avec des personnes ayant soit beaucoup de connaissances, soit peu de connaissances sur un sujet donné et testées quelques temps plus tard : celles qui avaient des connaissances antérieures se sont, immanquablement, mieux souvenues.
Une étude mérite qu’on s’y arrête parce qu’elle s’est intéressée à l’apprentissage du monde réel et qu’elle était organisée sur une durée plus longue que celle habituellement rencontrée dans ce type d’expériences. Les connaissances en basketball d’élèves de collège ont été testées au milieu de la saison basketball du collège. Deux mois et demi plus tard (à la fin de la saison), les élèves ont rempli des questionnaires portant sur leur exposition au basketball (par exemple, assister à des matches, regarder la télévision, lire des magazines ou des journaux) et ont participé à des tests qui mesuraient leurs connaissances des événements du monde du basketball en partant des deux mois et demis précédents. Les résultats ont montré (sans surprise) que les élèves qui avaient déclaré un intérêt pour le jeu déclaraient aussi avoir eu une plus grande exposition à l’information liée au basketball. Ce qui est plus intéressant, c’est que pour un niveau donné d’exposition, une meilleure connaissance antérieure du jeu était associée une connaissance nouvelle accrue. C’est à dire que les personnes qui en savent déjà beaucoup sur le basketball tendent à se rappeler beaucoup mieux les nouvelles informations liées à ce jeu que les personnes exposées également à ces nouvelles informations mais ayant une connaissance antérieure moindre. Les riches s’enrichissent.
Qu’est-ce qui sous-tend cet effet ? Un riche réseau associatif renforce la mémoire. La probabilité qu’une information nouvelle soit retenue est plus grande si cette information est reliée à ce qui existe déjà dans la mémoire. Mémoriser une information sur un sujet nouveau est difficile car il n’y a pas de réseau existant dans la mémoire à laquelle la nouvelle information peut être rattachée. A l’inverse, mémoriser une nouvelle information sur un sujet familier est relativement facile parce que développer des associations entre le réseau existant et le nouveau matériel est facile.
Des chercheurs ont suggéré qu’avoir une connaissance antérieure d’un sujet est si important pour la mémoire que cela peut réellement suppléer ou remplacer ce que nous considérons normalement comme un talent ou une aptitude. Dans quelques études, on a demandé une même tâche de mémoire à des enfants ayant des résultats bons ou moins bons à des tests d’aptitude, certains ayant une connaissance antérieure sur le sujet et d’autres pas ; le résultat est que seule la connaissance antérieure est importante.
Cependant d’autres chercheurs ne sont pas d’accord et soutiennent que bien qu’avoir des connaissances antérieures aide réellement la mémorisation, ce phénomène ne peut pas faire disparaître les différences d’aptitudes entre les gens. Puisque notre mémoire est meilleure si nous avons déjà des connaissances, et si on suppose une exposition égale à une nouvelle information (comme dans une salle de classe pour les élèves plus lents), les élèves avec une aptitude globale plus faible seront tout de même derrière l’élève avec une forte aptitude.
En fait, le débat n’est pas réglé, mais en pratique en classe, cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui importe, c’est que tous les élèves apprennent plus s’ils ont une culture générale étendue, et ceci est admis par tous.
Comment le savoir améliore la pensée
La connaissance améliore la réflexion de deux façons. D’abord, elle aide à résoudre les problèmes en libérant de la place dans la mémoire de travail. Et elle aide à contourner la pensée en agissant comme une réserve de provisions prêtes à l’emploi (si vous avez déjà retenu que 5 + 5 = 10, vous n’avez pas à dessiner deux groupes de cinq objets et à les compter). Pour simplifier la discussion, je me concentrerai principalement sur la recherche qui explore les bénéfices de la mémoire pour la résolution de problèmes, ce qui est l’essentiel de ce que les élèves doivent faire en mathématiques et en classe de science. Mais il faut garder à l’esprit que, de la même façon, les connaissances améliorent aussi les raisonnements et la pensée critique nécessaires en histoire, en littérature et en lettres.
Comment savoir aide à résoudre des problèmes
Le fait d’avoir des connaissances antérieures améliore la lecture, car elles permettent de faire du regroupement d’informations ce qui libère de la place dans la mémoire de travail pour naviguer à travers toutes les implications du texte. Le bénéfice est le même devant un problème à résoudre. Si vous n’avez pas assez de culture générale, le seul fait d’essayer de comprendre le problème peut consommer presque toute votre mémoire de travail, ne laissant aucun espace libre pour réfléchir aux solutions.
On peut en avoir une idée avec le problème appelé Les tours de Hanoï. La figure montre trois piquets avec trois anneaux de taille croissante. Le but est de déplacer les trois anneaux sur le piquet le plus à droite. Il y a deux règles : on ne peut déplacer qu’un anneau à la fois ; on ne peut pas poser un anneau sur un autre plus petit.
Avec un peu d’application, vous êtes capable de résoudre le problème. La solution est de bouger les anneaux dans l’ordre suivant : A3, B2, A2, C3, A1, B3, A3.
Voyez maintenant le problème suivant.
Dans les auberges de certains villages de l’Himalaya, il y a une cérémonie du thé, très raffinée. Elle met en scène un hôte et deux invités, pas un de plus, pas un de moins. Quand ses invités sont arrivés et se sont installés à table, l’hôte leur propose trois tâches. Ces tâches sont classées dans l’ordre de noblesse voulu par les Himalayens : attiser le feu, éventer les flammes et verser le thé. Pendant cette cérémonie, chacune des personnes présentes peut demander à une autre « Très honoré Monsieur, puis-je vous aider dans cette tâche ? » Toutefois, une personne ne peut s’adresser à une autre que pour une tâche moins noble que celle que cette dernière est en train d’effectuer. De plus, une personne en train d’effectuer une tâche ne doit pas demander à effectuer une autre tâche qui serait plus noble que celle qu’elle est en train d’effectuer. La coutume veut qu’au moment où la cérémonie du thé est achevée, toutes les tâches doivent avoir été déléguées de l’hôte à l’invité le plus âgé. Comment faire ? Vous avez probablement été obligé de lire ce texte plusieurs fois, seulement pour tenter de le comprendre, mais ce problème est exactement identique à celui des tours de Hanoï. L’hôte et les deux invités correspondent aux piquets et chaque tâche est équivalente à un anneau. Le but du jeu et ses règles sont les mêmes. Mais cette version requiert beaucoup plus de mémoire de travail. La version « tours de Hanoï » n’implique pas que l’énoncé soit gardé en mémoire de travail car il est représenté par le schéma. La version « cérémonie du thé » implique que le joueur se souvienne de l’ordre de noblesse des tâches, alors que dans la version « tours de Hanoï » vous pouvez facilement regrouper les ordres de taille, du plus petit au plus grand.
Ces deux problèmes vous donne une idée de l’avantage d’avoir des connaissances antérieures pour la résolution de problèmes. Une personne qui résout le problème et qui a une culture générale dans un domaine donné voit les problèmes du domaine comme dans la version « les tours de Hanoï » ; tout est simple et facile à comprendre. Mais quand elle est hors de son domaine, elle ne peut plus se baser sur sa culture générale et les problèmes ressemblent à la version assez confuse de la « cérémonie du thé ». Elle ne peut comprendre que les règles et le but.
Ces exemples donnent un éclairage nouveau à la métaphore « c’est du grain à moudre » : il ne suffit pas de connaître quelques faits pour que le processus cognitif puisse opérer. On doit avoir beaucoup de connaissances factuelles que l’on doit bien connaître. Afin de penser et d’analyser, les élèves doivent avoir suffisamment de culture générale pour que le regroupement d’informations puisse se faire. Considérons, par exemple, la détresse de l’élève devant un problème d’algèbre alors qu’il n’a pas maitrisé la distributivité. Chaque fois qu’il rencontre un problème avec a(b + c), il doit s’arrêter et remplacer les lettres par des chiffres pour arriver à savoir s’il doit écrire a(b) + c ou a + b(c) or a(b) + a(c). Ce qui peut lui arriver de mieux c’est de finir le problème, mais cela lui aura pris beaucoup plus de temps qu’aux élèves maîtrisant la distributivité (ils ont fait des paquets d’informations et résolvent le problème d’un seul coup). Mais ce qui arrivera plus probablement, c’est qu’il ne terminera pas le problème ou qu’il arrivera à des résultats faux, tant sa mémoire de travail aura été encombrée.
Comment avoir des connaissances permet de court-circuiter la réflexion
Il n’y a pas que des faits dans la mémoire ; il y a les solutions à des problèmes, les idées complexes que vous avez mémorisées soigneusement et des conclusions que vous avez tirées de votre stock de connaissances. Retournons un instant aux élèves en classe d’algèbre. L’élève qui n’a pas totalement intégré dans sa mémoire la distributivité doit réfléchir à chaque fois qu’il rencontre a(b + c), alors que l’élève qui connaît bien cette propriété algébrique évite le processus de réflexion. Si cet évitement n’était pas possible, le système cognitif serait assez pauvre ; c’est beaucoup plus rapide et moins exigeant de se rappeler une réponse que de résoudre de nouveau le problème. Tout le défi est que n’êtes pas à chaque fois confronté au même problème et que vous pouvez ne pas reconnaître que le nouveau problème est analogue au précédent. Vous pouvez avoir réussi les tours d’Hanoï et, un peu plus tard, ne pas réaliser que le problème de la cérémonie du thé est analogue.
Avoir des connaissances aide heureusement aussi pour cela. Comme le montre un grand nombre de recherches, on s’améliore pour trouver des analogies au fur et à mesure qu’on acquiert de l’expérience dans un domaine. Alors que les novices se concentrent sur l’habillement d’un problème, les experts se concentrent sur la structure sous-jacente d’un problème. Dans une expérience classique, on a demandé à des novices et à des experts en physique de trier des problèmes de physique par catégories. Les novices ont trié en fonction des aspects superficiels du problème, c’est à dire selon que les problèmes avaient trait au printemps, au plan incliné etc. Les experts, eux, ont trié les problèmes sur les lois de la physique nécessaires pour les résoudre (par exemple la conservation de l’énergie). Les experts n’en savent pas seulement plus que les novices, ils voient vraiment les problèmes différemment. Pour beaucoup de problèmes, l’expert n’a pas besoin de raisonner, mais il fait plutôt appel à des solutions antérieures gardées en mémoire.
Dans certains domaines, savoir est plus important que raisonner ou être compétent pour résoudre des problèmes. Considérons le jeu d’échecs par exemple. Ce qui différencie les joueurs d’échec semble bien être le nombre de positions et de situations sur l’échiquier qu’ils connaissent plutôt que l’efficacité des tactiques pour déplacer les pions. Il y a deux façons de choisir le déplacement d’un pion. La première permet au joueur de reconnaitre quelle partie de l’échiquier est la plus critique et quelles pièces sont en bonne ou en mauvaise position, etc. Le second procédé du joueur est de raisonner. Il réfléchit à différents mouvements possibles et à leurs conséquences probables. Le processus de reconnaissance est très rapide et identifie les pièces sur lesquelles le raisonnement devra se concentrer. Mais le processus de raisonnement est très lent car le jouer doit réfléchir, consciemment, à chaque mouvement possible. Une étude récente montre un résultat intéressant : la mémoire rend compte de la plupart des différences entre les joueurs professionnels. On a comparé les performances de joueurs de haut niveau lors de tournois normaux ou minutés (blitz). Dans les tournois minutés, chaque joueur n’a que cinq minutes pour une partie, tandis que dans un tournoi normal la durée est de deux heures au moins. Dans le blitz, le jeu est si rapide que les joueurs n’ont pas le temps de réfléchir et pourtant leurs performances restent à peu près les mêmes. Ceci indique que ce qui fait qu’un joueur est meilleur qu’un autre, ce n’est pas son raisonnement, lent, mais la rapidité de sa capacité de reconnaissance (sa mémoire, autrement dit). Ce résultat est saisissant. Les échecs, prototype du jeu de raisonnement, devient un jeu de mémoire chez les joueurs de haut niveau. On estime que les meilleurs joueurs d’échecs ont enregistré dans leur mémoire entre 10 000 et 300 000 positions sur l’échiquier.
L’étude sur la compétence au jeu d’échecs est cohérente avec ce que nous disent les sciences de l’éducation. Une méta-analyse a évalué les résultats de 40 expériences qui étudiaient des interventions visant à améliorer les capacités d’élèves à résoudre des problèmes scientifiques. Les résultats ont montré que les interventions qui ont réussi étaient celles qui étaient conçues pour améliorer la base de connaissances des élèves. Les interventions particulièrement efficaces étaient celles où on demandait aux élèves d’intégrer et de relier différents concepts, par exemple en dessinant une carte conceptuelle ou en comparant différents problèmes. Les interventions conçues pour améliorer les stratégies de résolution de problèmes par les élèves avaient peu ou pas d’impact alors que le but de toutes ces expériences était d’améliorer la résolution de problèmes.
Références
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Pourquoi on aime les histoires ?
Comment faciliter la compréhension et la retention des élèves? Nous aimons écouter des histoires. Peut-on utiliser ce « pouvoir des histoires » en classe et si oui, comment ?
Nous présentons ici la traduction d’un texte écrit par le psychologue américain Daniel T. Willingham (The privileged status of stories. Ask the cognitive scientist, American Educator, 2004)
Traduction en français par Anne Bernard-Delorme
Daniel Willingham est professeur de psychologie à l’Université de Virginie. Jusque vers 2000, sa recherche a été axée uniquement sur les bases cérébrales de l’apprentissage et de la mémoire. Aujourd’hui, l’ensemble de ses recherches porte sur l’application de la psychologie cognitive à l’éducation. Il écrit la colonne « Ask the cognitive scientist » pour le magazine American Educator et est l’auteur de Why Don’t Students Like School? (trad. fr. Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école?) , When Can You Trust the Experts?, et Raising Kids Who Read. Son blog Science & Education est une référence dans le domaine.
Nous aimons écouter des histoires. Peut-on utiliser ce « pouvoir des histoires » en classe et si oui, comment ?
La recherche des 30 dernières années montre que les histoires ont quelque chose de particulier. Elles sont faciles à comprendre et elles sont faciles à retenir. Ce n’est pas seulement parce que nous leur portons une grande attention ; c’est aussi que la construction d’une histoire la rend facile à comprendre et à retenir. Les enseignants peuvent se servir des éléments de base structurant une histoire pour construire le plan de leurs leçons et introduire des concepts compliqués, sans réellement raconter une histoire pendant la classe.
Tout le monde aime les belles histoires. Même les petits enfants qui ont des difficultés à se concentrer en classe sont captivés par un bon conteur. Mais les histoires ne sont pas seulement un moment de plaisir, leurs structures mettent en jeu certains processus cognitifs. Dans le langage des psychologues, les histoires sont « privilégiées psychologiquement » ce qui veut dire que notre cerveau traite les histoires d’une façon particulière. Les histoires sont intéressantes, faciles à comprendre et faciles à retenir. Pour comprendre les raisons de ces avantages, il faut expliquer ce qu’est la structure des histoires.
Qu’est-ce qu’une histoire ?
Les définitions du mot « histoire » sont variées, mais attachons-nous à la façon dont les conteurs professionnels —c’est à dire les dramaturges, les scénaristes et les romanciers définissent une « histoire ». Dans le monde anglo-saxon, on s’accorde à définir les histoires par des caractéristiques de base, parfois appelées les 4 « C » : causality, conflict, complication, character.
Le premier « C » est la causalité. Les événements d’une histoire sont liés entre eux, un événement est la cause ou le début d’un autre. Par exemple, « le roi mourut et alors la reine mourut » présente deux événements liés chronologiquement, mais dire « le roi mourut et la reine mourut de chagrin » lie les deux événements dans une relation de cause à effet.
Le deuxième « C » est le conflit. Dans chaque histoire, le personnage principal a un but, mais des obstacles se dressent pour l’empêcher de l’atteindre. « Scarlett O’Hara aimait Ashley Wilkes, elle l’a donc épousé » a une causalité, mais il n’y a pas beaucoup d’histoire. Une histoire avance au fur et à mesure que le personnage passe à l’action pour lutter contre des obstacles. Dans « Autant en emporte le vent » (Gone With the Wind), le premier obstacle auquel se heurte Scarlett est qu’Ashley ne l’aime pas.
Le troisième « C » représente les complications. Si une histoire était seulement une série d’épisodes dans lesquels le personnage s’acharne à atteindre son but, elle n’aurait pas grand intérêt. Ce qui est intéressant, c’est que les efforts du personnage pour combattre les obstacles créent des complications, c’est à dire de nouveaux problèmes qu’il doit essayer de résoudre. Quand Scarlett apprend qu’Ashley ne l’aime pas, elle essaie de le rendre jaloux en acceptant d’épouser Charles Hamilton, une action qui sera en fait source de nouvelles complications pour elle.
Le quatrième « C » est character, le personnage. Des personnages forts et intéressants sont essentiels pour bâtir de bonnes histoires. Pour que des personnages soient intéressants, la clé, selon les scénaristes et les romanciers, est de permettre au public ou au lecteur de les observer en action. F. Scott Fitzgerald est allé jusqu’à écrire, « l’action est le personnage » (Action is character). Pour nous faire comprendre que Scarlett O’Hara est populaire et coquette, on nous la montre en train de se faire courtiser par deux hommes dès les premières pages du livre.
Les histoires sont intéressantes
Nous pourrions penser que les histoires sont intéressantes parce qu’elles abordent des thèmes que nous trouvons intrinsèquement intéressants, amour, sexe, mort, et équivalents (notons que tous ces ingrédients sont présents dans « Autant en emporte le vent »). Cela est vrai, mais ce n’est pas tout. Nous sommes pris par la lecture d’une histoire plus que par celle d’un document par exemple. C’est ce que tend à prouver l’expérience suivante. Des chercheurs ont demandé à des personnes de lire des textes. Pendant qu’elles lisaient, elles devaient prêter l’oreille à un son émis de temps en temps et de façon imprévisible. Dès qu’elles l’entendaient, elles devaient appuyer sur un bouton aussi vite que possible. L’idée était que si les personnes étaient très absorbées par ce qu’elles lisaient, elles seraient plus lentes à presser le bouton. Les résultats ont montré qu’effectivement, elles étaient plus lentes à réagir au son quand elles lisaient des histoires que quand elles lisaient des documents. Ce résultat a été reproduit maintes fois sous diverses conditions.
Les histoires peuvent être intéressantes en raison de leur structure. La structure des histoires conduit en effet naturellement l’auditeur (ou le lecteur) à faire des déductions qui ne sont ni trop faciles, ni trop difficiles. Une information nouvelle qui nous dérange ou nous bouscule un petit peu, mais que nous pouvons comprendre assez facilement, nous intéresse plus qu’une information nouvelle qui est soit très facile soit très difficile à comprendre. De la même façon, nous aimons les mots croisés ou les anagrammes, mais seulement s’ils sont modérément difficiles. Ils nous ennuient s’ils sont trop faciles et nous frustrent s’ils sont trop difficiles.
Un chercheur a testé l’idée que le lecteur a besoin de faire des déductions de difficulté moyenne pour trouver un intérêt à une histoire. Après avoir fait lire de courts textes à des personnes, il leur a demandé de les classer par ordre d’intérêt. Dans certaines versions, l’avant-dernière phrase contenait une raison dont découlait l’action finale, alors que d’autres versions ne contenaient pas cette phrase. Par exemple, un texte décrivait une femme préparant une soupe et la servant ensuite à son mari.
« Une jeune mariée avait fait une soupe de palourdes pour le dîner et elle attendait le retour de son mari à la maison. Bien que n’étant pas une cuisinière chevronnée, elle avait mis tous les ingrédients dans la soupe. Son mari revint enfin à la maison, s’assit pour dîner et goûta un peu de soupe. (Il était complètement indifférent aux efforts qu’elle avait fournis et il s’était même mis en colère pour lui signifier combien cette soupe était mauvaise.) La pauvre femme jura qu’elle ne cuisinerait plus jamais pour son mari. »
L’avant-dernière phrase est entre parenthèses pour indiquer que certains lecteurs pouvaient la lire et d’autres pas. La version sans l’avant-dernière phrase expliquant la fin a été jugée plus intéressante. Des effets similaires ont été mis en évidence en utilisant des textes à visée plus éducative.
Les histoires sont faciles à comprendre
Les histoires sont plus faciles à comprendre que d’autres formes de textes. Des chercheurs ont demandé à des personnes de lire des textes, qui différaient par leur contenu (plus ou moins familier) ou par leur forme. Certains étaient des histoires (les unes pouvant être très familières, comme par exemple l’histoire de la princesse sur un pois et les autres beaucoup moins connues, comme Bodisat) et certains étaient des documents (par exemple, un document sur les tremblements de terre ou sur les fourmis moissonneuses). Chaque texte était lu sur un écran d’ordinateur, phrase par phrase ; les sujets de l’expérience devaient presser la barre d’espacement quand ils étaient prêts à lire la phrase suivante, de telle sorte que les chercheurs étaient capables de mesurer le temps de lecture. L’analyse de chaque phrase comprenait un certain nombre de critères : le nombre de mots, la difficulté grammaticale, le nombre de propositions (qui permet une mesure linguistique des idées), la position dans le texte, le contenu plus ou moins familier, la narrativité. Les chercheurs ont calculé l’association de chaque critère avec la durée, courte ou longue, des temps de lecture. Ils ont ainsi trouvé que la plupart des critères agissent sur le temps de lecture (par exemple, les sujets étaient un peu plus lents à lire les phrases qui avaient beaucoup de mots), mais c’est la narrativité qui a le plus d’effet, et de loin. Les histoires sont lues plus vite que les documents. Selon ces chercheurs, la rapidité de lecture est un indicateur de la facilité de compréhension.
Nous comprenons facilement les histoires car nous en connaissons la structure et nous savons en général à quoi nous attendre. Quand un événement est décrit dans une histoire, nous nous attendons à ce qu’il soit relié, par une relation de causalité, à un événement survenu antérieurement. Le lecteur utilise sa connaissance de la structure de l’histoire pour relier l’événement en cours à quelque chose d’antérieur. Par exemple, quand Scarlett accepte d’épouser Charles Hamilton, cela semble d’abord insensé puisqu’il nous a été dit qu’elle le considère comme un imbécile. Mais le lecteur sait qu’il y a un lien avec des événements antérieurs et que ce lien est probablement lié aux objectifs du personnage principal. En effet, Scarlett accepte d’épouser Charles Hamilton car cela donne du sens à son premier objectif (épouser Ashley) et au refus de celui-ci.
Les histoires sont faciles à mémoriser
La structure des histoires contribue aussi à la facilité de s’en souvenir. Beaucoup d’études montrent qu’il est en effet facile de les retenir. Dans une étude, des personnes ont écouté les mêmes histoires et les mêmes documents (tremblements de terre ou fourmis) décrits plus haut. Leurs souvenirs ont été testés ultérieurement. Certes, la familiarité avec le sujet abordé par les textes influence le souvenir, mais c’est la narrativité des textes qui a le plus d’effet. Les personnes se souviennent mieux (environ 50% de plus) des histoires que des documents.
Les liens de causalité rendent les histoires faciles à retenir. Par exemple, on fait lire différentes versions d’un même court paragraphe. La dernière phrase est toujours la même, mais l’avant-dernière phrase varie de telle sorte que sa relation de causalité avec la dernière phrase est plus ou moins évident. Le tableau ci-dessous montre les variations de l’avant-dernière phrase d’un texte.
Niveau de causalité (selon les sujets d’expérience) | Phrases | Pourcentage mémorisé |
---|---|---|
1 (relation de causalité la plus forte) | Le grand frère de Joey le bourra de coups de poing à plusieurs reprises. Le jour suivant son corps était couvert de bleus. | 69 |
2 | Dévalant la colline, Joey tomba de son vélo. Le jour suivant son corps était couvert de bleus. | 83 |
3 | La mère de Joey fut prise de folie furieuse contre lui. Le jour suivant son corps était couvert de bleus. | 75 |
4 (relation de causalité la plus faible) | Joey alla chez un voisin pour jouer. Le jour suivant son corps était couvert de bleus. | 50 |
Ce qui est retenu a été testé environ 35 minutes après la lecture. Le souvenir était pauvre si les phrases étaient très étroitement liées ou au contraire très peu reliées. Le souvenir était d’autant meilleur que le sujet de l’expérience avait à faire une déduction, ni trop facile ni trop difficile, pour lier le sens des phrases.
Une partie de cet effet de mémorisation survient quand les personnes sont en train de lire ou d’écouter l’histoire. Quand la seconde phrase est modérément liée à la première, les personnes sont plus attentives à la façon dont les deux phrases peuvent être reliées. Réfléchir au sens est bon pour la mémorisation. En effet, si on demande aux personnes de détailler les phrases et d’expliciter les liens entre elles, le bénéfice de mémorisation pour les phrases modérément liées disparaît. Il semble donc que les liens modérés encouragent à réfléchir au sens des phrases, tandis que les liens très forts ou très faibles n’ont pas cet effet.La structure de l’histoire apporte un avantage pour la mémoire au moment où on l’écoute mais aussi plus tard quand on essaie de se rappeler. Les liens de causalité sont efficaces pour établir un réseau d’associations. Si on se souvient de l’objectif que se donne le personnage principal, c’est une porte d’entrée pour se souvenir de la façon dont ce personnage essaie d’atteindre ce but, et les événements successifs arrivent les uns après les autres à la mémoire. Par exemple, si vous ne vous rappelez pas bien ce qui arrive à Charles Hamilton, vous pouvez utiliser ce que vous savez de la structure de l’histoire : il était impossible à Scarlett de rester mariée avec lui, ce qui vous amène à vous rappeler qu’il meure.
Nous recherchons des liens de causalité
La structure du récit a une signification en terme de psychologie—meilleure compréhension, meilleure mémorisation—parce que nous savons ce que nous attendons d’une histoire. Nos attentes sont sous-tendues par une représentation mentale qui est naturellement favorable à la structure de l’histoire. Dans beaucoup de cultures (pas dans toutes cependant), les histoires comportent causalités et objectifs, de telle sorte que l’auditoire les attend. Cette attente est si forte que l’auditeur utilisera ces deux paramètres quand il voudra se souvenir de l’histoire, même si certains éléments manquent.Prenons l’histoire tirée du folklore des Indiens d’Amérique (ci-dessous). Dans une étude qui a fait date, Frederic Bartlett (1932) avait demandé à des écoliers anglais de lire cette histoire dans laquelle certains événements survenaient sans lien de causalité apparent avec des événements antérieurs. Quand, des semaines plus tard, on a demandé aux enfants de se rappeler l’histoire, ils ont ajouté des éléments et en ont retranché d’autres qui n’avaient pas de lien de causalité apparent, dans un effort inconscient de rendre l’histoire plus cohérente avec l’idée qu’ils s’en étaient fait. Les enfants avaient en particulier des difficultés à comprendre pourquoi certains personnages étaient des fantômes et pourquoi les Indiens mouraient à la fin : ces deux faits étaient particulièrement changeants dans leur souvenirs. Par exemple, des enfants omettaient le fait que les guerriers étaient des fantômes, un enfant se souvenait que « Fantôme » était le nom d’un clan ou d’un autre groupe d’Indiens. Beaucoup d’enfants ont ajouté et inséré des liens de causalité pour expliquer la mort à la fin, racontant par exemple que le jeune homme semblait tout à fait en bonne santé, mais qu’il devenait malade le matin suivant et donc qu’il mourait.
La guerre des spectres (The war of the ghosts, Frederic Bartlett 1932)
« Une nuit, deux jeunes hommes d’Egulac descendirent à la rivière pour chasser le phoque, et pendant qu’ils étaient là-bas, tout devint brumeux et calme. Alors, ils entendirent des cris de guerre, et ils pensèrent : « peut-être y a-t-il une bataille. » Ils fuirent du rivage et se cachèrent derrière une souche d’arbre. Des canoës s’approchaient, et ils entendaient le bruit des pagaies, et l’un vit un canoë s’approcher d’eux. Il y avait cinq hommes dans le canoë, et ils disaient :
» Nous voulons vous emmener. Nous allons remonter la rivière et faire la guerre. »
L’un des deux jeunes hommes dit : « Je n’ai pas de flèche. »
« Il y a des flèches dans le canoë, » dirent-ils.
« Je n’irai pas. Je pourrais être tué. Ma famille ne sait pas où je suis allé. Mais toi, » dit-il, se tournant vers l’autre, « tu peux aller avec eux. »
Alors un des jeunes hommes s’en alla et l’autre revint chez lui.
Et les guerriers remontèrent la rivière jusqu’à une ville de l’autre côté de Kalama. Les gens vinrent à la rivière et ils commencèrent à se battre, et beaucoup furent tués. Mais à ce moment, le jeune homme entendit les guerriers dire « vite, rentrons : cet Indien a été touché. » Et alors, il pensa « oh ! Ce sont des fantômes ». Il ne se sentait pas mal, mais eux disaient qu’il avait été blessé.
Alors les canoës revinrent à Egulac et le jeune homme descendit sur le rivage, revint chez lui et fit un feu. Et il racontait à tout le monde : « Voyez, j’ai accompagné les fantômes, et nous sommes allés combattre. Beaucoup de nos compagnons ont été tués, et beaucoup de ceux qui nous ont attaqués ont été tués. Ils disaient que j’ai été touché mais je ne me suis pas senti mal. »
Il disait tout cela et il devint calme. Quand le soleil se leva, il tomba. Quelque chose de noir sortit de sa bouche et son visage se crispa. Les gens se levèrent et poussèrent des cris.
Il était mort. »
La causalité est un signal si fort pour la mémoire qu’elle peut être utilisée par l’auditoire même pour des documents. Des personnes qui ont écouté des extraits d’un manuel d’histoire se sont rappelé plus tard les événements décrits, non pas dans l’ordre dans lequel elles les avaient entendus, mais dans l’ordre de cause à effet.
Histoire et structure des histoires en classe
Les histoires sont intéressantes, faciles à comprendre et faciles à retenir ; même les jeunes enfants d’âge préscolaire reconnaissent la structure d’une histoire. Mais ce qui a conduit notre cerveau à interagir avec les histoires d’une façon si privilégiée, n’est pas clairement élucidé. Le processus de compréhension des actions et des personnages d’une histoire pourrait être le même que celui que nous mettons en jeu pour comprendre les actions et les intentions des gens dans la vraie vie.
Comment les enseignants peuvent-ils s’inspirer de la structure des histoires ? Il y a deux possibilités. On peut soit raconter plus d’histoires en classe ou injecter des éléments de la structure des histoires dans les cours.
Raconter plus d’histoires en classe
Les histoires sont intéressantes, faciles à comprendre et faciles à retenir, et les enfants ont une appréciation de la structure des histoires même avant leur entrée à l’école primaire. Elles permettent d’une part à l’enseignant d’introduire de nouveaux contenus de façon plaisante et intéressante et d’autre part aux élèves d’acquérir du vocabulaire de base de ce nouveau domaine et d’être mieux préparés pour aller plus loin. Si on s’intéresse aux histoires en tant que moyen vraiment efficace pour faire passer des contenus, les moments les plus favorables semblent être après le déjeuner, à la fin d’une discussion complexe quand un résumé simple est nécessaire et pendant les dernières moments de la journée de classe. Un enseignant peut raconter une histoire qui complète le point pédagogique d’une leçon, et en utilisant ainsi l’histoire, il le fait de façon moins difficile, plus plaisante et plus intéressante. Raconter une histoire peut être bienvenu le jour où les élèves sont très fatigués—et c’est plus attrayant que d’autres moyens, comme exiger le silence en classe, par exemple.
Les élèves peuvent lire des histoires en dehors de la classe
Certains livres utilisent la structure narrative pour transmettre un contenu compliqué. C’est le cas en particulier des biographies de grandes figures de la science, des mathématiques, de l’Histoire ou des arts. Les biographies donnent une tournure personnelle au domaine que les enseignants demandent aux élèves d’apprendre. Les biographies des scientifiques se lisent souvent comme des romans policiers, puisqu’ils partent à la recherche de solutions d’un problème scientifique. La passion et la persévérance des grands scientifiques et des grands mathématiciens sont aussi un excellent exemple pour les élèves. Les élèves peuvent également acquérir une vision personnelle intéressante en lisant une autobiographie d’une personne ordinaire qui a vécu lors d’événements historiques qu’ils sont en train d’étudier. Le « Journal d’Anne Frank » est un exemple classique, mais il y a beaucoup d’ouvrages de qualité dans cette veine. Certains ouvrages intègrent des notions éducatives dans des histoires.
Raconter des histoires à des élèves plus âgés
Des enseignants peuvent penser que raconter des histoires à des élèves plus âgés n’est plus adapté, car une fois arrivés en sixième, les élèves pourraient y trouver un goût de maternelle. Mais en réalité ces enfants plus âgés raffolent des histoires, ils vont au cinéma et ils lisent des livres. Le problème est qu’écouter des histoires lues à haute voix en classe fait penser, à juste titre, à ce qui passe à l’école primaire. Les solutions sont assez simples. Les enseignants doivent avoir un langage adapté à l’âge de leurs élèves et il ne faut pas qu’ils signalent aux élèves qu’ils sont en train de raconter une histoire. A éviter par exemple, lire un livre à haute voix, prendre une voix théâtrale, demander avec insistance à ne pas être interrompu dans la lecture… Il sera préférable que l’enseignant commence l’histoire sans annoncer qu’il s’agit d’une histoire, qu’il la raconte dans un langage ordinaire, qu’il travaille à partir de notes et qu’il permette des discussions en cours de lecture.
Quand « l’histoire » fait partie du cours, construire les leçons de la même façon que l’on construit une histoire
L’Histoire est une histoire naturelle bâtie avec les quatre « C »—causality, conflicts, complications, character—. Malgré cela, les manuels d’Histoire usent rarement de la structure narrative. Une façon d’enseigner l’Histoire comme une histoire est d’utiliser plus largement des livres non scolaires qui traitent l’Histoire avec des biographies ou des romans historiques ou de façon narrative.
Utiliser la structure en 4 « C » pour structurer les cours
Il y a plusieurs façons d’utiliser les quatre « C », comme pour structurer un plan de cours. Par exemple, un sujet classique aux États-Unis est celui de la guerre hispano-américaine de 1898, avec la réticence du président Cleveland, puis celle du président McKinley à se laisser entraîner dans la révolution cubaine contre les Espagnols, en dépit de l’enjeu économique considérable que les États-Unis avaient dans cette région du globe. Une succession d’événements (la publication d’une lettre d’insulte par le Ministre espagnol et le naufrage du bateau Maine) conduisit à un ultimatum américain, dont le rejet par les Espagnols amena les États-Unis à déclarer la guerre. Si on envisage ce cours d’Histoire en tenant compte des quatre « C », la structure devient différente. Le personnage fort dans ce drame devient l’Espagne et ses agissements vont gouverner le récit. Ainsi, l’enseignant pourrait commencer son cours en dépeignant la façon dont l’Espagne en vint à prendre le contrôle de Cuba et la révolte manquée de 1868–1878. Le conflit central de l’histoire est la façon dont les Espagnols auraient pu se comporter face à la révolte : la réprimer ou essayer de s’accommoder avec les Cubains. La première complication est l’implication croissante des États-Unis dans ce conflit, ce qui offre une troisième option—permettre aux États-Unis d’arbitrer. A chaque étape, l’enseignant doit s’assurer que le lien de cause à effet entre un événement et le suivant est clair pour les élèves. La structure narrative peut s’appliquer au plan du cours, même si le cours ne comporte pas d’histoire à véritablement parler.
Utiliser le « C » le plus important—conflit
Les scénaristes savent que le « C » le plus important est le « C » de conflit. Si l’auditoire n’est pas captivé par le problème auquel les personnages ont à faire face, il ne sera pas intéressé par l’histoire. Les films commencent rarement avec le conflit central qui est au cœur de l’histoire. Le conflit central est en général introduit dans un film au bout d’une vingtaine de minutes. Par exemple, le conflit de Star Wars est de savoir si Luke réussira à dLes scénaristes savent que le « C » le plus important est le « C » de conflit. Si l’auditoire n’est pas captivé par le problème auquel les personnages ont à faire face, il ne sera pas intéressé par l’histoire. Les films commencent rarement avec le conflit central qui est au cœur de l’histoire. Le conflit central est en général introduit dans un film au bout d’une vingtaine de minutes. Par exemple, le conflit de Star Wars est de savoir si Luke réussira à détruire l’étoile de la mort, mais le film commence par l’attaque de l’empire par un bateau rebelle et la fuite des deux droids. Tous les films de James Bond commencent par une séquence de poursuite, mais qui est toujours reliée à une autre mission que celle qui sera confiée à l’espion dans le film. La mission principale de l’Agent 007 est introduite au bout de 20 minutes dans le film. Les scénaristes utilisent ces 20 premières minutes—environ 20% du temps du film—pour piquer la curiosité de l’auditoire avec les personnages et leurs situations. Les enseignants devraient utiliser 10 ou 15 minutes en début de cours pour susciter l’intérêt des élèves pour un problème (c’est à dire un conflit), la solution du problème étant ce qui doit être appris.
Les histoires représentent quelque chose de puissant que les enseignants pourraient judicieusement exploiter. Les histoires ont une structure particulière et chacun de Les histoires ont quelque chose de puissant — les sciences cognitives le confirment—. Chacun de nous a, en lui, en sa mémoire, une représentation de la structuration particulière des histoires. Les enseignants peuvent exploiter cette puissance en choisissant de raconter une histoire en classe et en utilisant la structure des histoires pour faire une leçon.
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La nécessaire intrication entre mémoire individuelle et mémoire collective
La mémoire individuelle, avec ses fonctions de souvenir, d’oubli et d’anticipation, est essentielle à la construction d’un individu. La mémoire collective, narration sélective d’événements, participe à l’identité d’un groupe. Mémoire individuelle et mémoire collective échangent pour aboutir à une compréhension commune de souvenirs et de savoirs.
Francis Eustache est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et directeur de l’unité INSERM-EPHE-UNICAEN U1077 « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine.
La mémoire dans une approche transdisciplinaire
La mémoire peut être définie comme une entité qui permet d’enregistrer, de stocker et de rappeler des informations. Cette définition, qui a pour principal mérite la simplicité, porte en elle un certain nombre d’imprécisions et même une vision fallacieuse. En effet, elle induit plus ou moins implicitement le fait que les informations sont enregistrées, stockées, puis rappelées sous leur forme originelle, alors qu’il n’en est rien. Au contraire, les informations qui sont mémorisées donnent lieu à de multiples transformations avant d’être rappelées. Les facteurs et les mécanismes qui président à ces diverses modifications font l’objet de nombreuses recherches. Les interactions qu’un sujet entretient avec son environnement contribuent largement à ces transformations des traces mnésiques au fil du temps.
L’étude de la mémoire dans différentes disciplines qui vont de la psychologie aux neurosciences cognitives a effectué un véritable « tournant social », qui correspond à la prise en compte croissante de l’influence des rapports interpersonnels et de l’environnement sur la formation des représentations mnésiques. Une première approche favorise la description de la mémoire au niveau individuel tout en l’intégrant dans un contexte collectif, c’est-à-dire au sein d’un groupe plus ou moins étendu. Une seconde approche s’intéresse aux ressources sociales et culturelles qui transcendent largement les interactions entre les membres du groupe. La première approche reste davantage du ressort de la psychologie et des neurosciences alors que la seconde dépend des sciences humaines et sociales (Legrand, Gagnepain, Peschanski et Eustache, 2015).
Ces deux approches privilégient des conceptions qui semblaient difficilement conciliables, les unes restant centrées sur l’individu, comme le faisait la psychologie classique, et les autres englobant le corps social et culturel dans une perspective sociologique. Des études récentes ont montré la possibilité, et même la nécessité, d’interactions transdisciplinaires entre la psychologie, les neurosciences et les sciences humaines et sociales, pour véritablement comprendre le fonctionnement de la mémoire humaine. Le concept de schéma, introduit par le psychologue britannique Frederic Bartlett (1886-1969) et opérationnalisé dans le cadre d’expérimentations nouvelles, atténue les oppositions qui semblaient radicales entre ces deux grandes approches : les schémas visent en effet à rendre compte des fonctions, des organisations et des orientations fondamentales de la mémoire, dans des dimensions qui s’appliquent à la fois à la mémoire individuelle et à la mémoire collective.
Une mémoire de plus en plus partagée
Pendant longtemps, l’étude de la mémoire a porté essentiellement sur des processus psychologiques individuels dédiés à la conservation d’expériences passées. À la fin du XIXème siècle, Hermann Ebbinghaus (1850-1909), considéré comme le père de la psychologie scientifique de la mémoire, étudiait sur lui-même (il était son propre sujet d’expérience) la mémorisation de syllabes sans signification. Cette situation expérimentale traduisait le fait que l’objet d’étude – la mémoire – était un instrument qui devait être appréhendé pour lui-même en dehors de variables considérées comme confondantes liées aux variations interindividuelles, à la nature du matériel, aux aspects émotionnels… Ces différentes contraintes furent prolongées, plus ou moins explicitement, lors du développement de la psychologie et des neurosciences cognitives dans la deuxième moitié du XXème siècle (Eustache et Desgranges, 2012).
Cette conception réductrice fondée sur l’ « isolement » du sujet et de l’objet d’étude a évolué progressivement car il est illusoire sur un plan théorique et quasi-impossible sur un plan méthodologique de dissocier un processus psychologique, mnésique en l’occurrence, de son contexte de survenue. Aujourd’hui, l’étude de la mémoire, en neuropsychologie et en neurosciences cognitives, vise à aborder celle-ci dans un contexte d’interactions avec un environnement, ce qui facilite des applications dans des domaines divers comme l’éducation ou la psychopathologie. Le terme de « cognition sociale » rend compte de cette influence déterminante du contexte social. Ces évolutions ont aussi contribué à définir le cerveau comme un système biologique lui-même inséré dans un univers social.
Dans une perspective transdisciplinaire, l’avènement des neurosciences sociales entraine un changement dans le périmètre de l’étude de la mémoire. Les travaux du sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945) qui publia, en 1925, Les cadres sociaux de la mémoire, sont véritablement pionniers. Les neurosciences doivent ainsi comprendre comment émergent au sein d’un groupe des représentations partagées, qui participent à la construction de son identité et, à l’inverse, comment l’environnement social et culturel influence et même façonne le contenu de la mémoire de l’individu.
Le concept de schéma : un concept fédérateur
La mémoire est constamment aux prises avec deux impératifs qui semblent a priori contradictoires : d’une part celui d’une stabilité qui permet aux représentations mnésiques d’être conservées dans le temps, et d’autre part celui d’une flexibilité afin que de nouvelles informations intègrent et modifient, de façon harmonieuse et opérationnelle, les représentations préexistantes. Les substrats cérébraux de ces deux grandes opérations sont en partie connus : le système hippocampique sous-tend l’encodage d’évènements spécifiques, alors que le néocortex participe à l’intégration plus lente des régularités de l’environnement. Par ailleurs, la neurobiologie de la mémoire montre que les traces mnésiques traversent des phases successives de consolidation, de fragilisation, de sémantisation et de reconsolidation en fonction de nombreux facteurs. Le sommeil semble avoir un rôle particulièrement important dans ces différents mécanismes. (Fig. 1)
Fig. 1 Organisation des connaissances sous forme de schémas pour l’intégration et la compréhensionde nouvelles informations.
© Francis Eustache
En neurosciences, l’étude princeps de Tse et al. (2007), réalisée chez l’animal, a montré que les nouvelles informations deviennent plus rapidement indépendantes de l’hippocampe si elles sont intégrées à des schémas préexistants. Cette information nouvelle doit néanmoins différer de manière significative des représentations précédentes pour que sa mémorisation soit utile à l’individu. De nombreuses études ont souligné l’importance d’un réseau reliant la région hippocampique avec le cortex préfrontal médian dans l’utilisation et la modification des schémas en fonction des besoins liés à diverses tâches de mémoire, chez l’animal comme chez l’Homme.
Les souvenirs ayant une dimension historique sont importants à étudier dans ce cadre car ils ont pour caractéristiques de renvoyer à des événements ayant eu un impact au niveau collectif, et de constituer des moments essentiels dans le développement de l’identité du groupe. Ainsi, l’encodage de ces informations implique à la fois des éléments épisodiques relatifs à l’événement lui-même, et des aspects sémantiques permettant de comprendre des phénomènes qui dépassent le cadre de l’expérience personnelle en les liant à d’autres contenus mnésiques. Un souvenir pourrait difficilement être dissocié de structures impliquées dans sa compréhension et des liens qu’il entretient avec d’autres souvenirs. Le contexte du souvenir, les schémas auxquels il s’associe, sont alors déterminants dans son identification et sa congruence avec une identité collective. Cette dimension s’avère essentielle dans le cas de la mémoire collective qui ne consiste pas simplement en un partage de représentations identiques, mais aussi dans le partage d’un sens donné à ces représentations. Cette fonction d’intégration du souvenir au sein de structures qui en révèlent le sens est soulignée à la fois par l’approche de la mémoire collective en sciences humaines et par l’approche de la mémoire individuelle en psychologie et en neurosciences (Eustache et al., 2017).
Dans un travail récent mené au sein du laboratoire en collaboration avec plusieurs équipes de recherche françaises, nous avons étudié comment la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale façonne la construction des souvenirs personnels. Grâce à l’imagerie cérébrale, nous avons pu montrer que le cortex préfrontal médian, qui est impliqué dans la cognition sociale, joue un rôle déterminant dans les interactions entre notre mémoire individuelle et celle de notre identité collective. Pour comprendre la construction et le fonctionnement de notre mémoire, il est indispensable de prendre en compte le contexte social et culturel dans lequel nous évoluons en tant qu’individus (Gagnepain et al., 2019). L’appartenance à un groupe ou à une culture est déterminante dans la conservation des schémas culturels. Ces schémas sont, dans une large mesure, hérités de l’expérience directe du sujet et reflètent l’influence de son environnement. Toutefois, la compréhension d’événements relevant d’une dimension collective et historique ne se fait pas qu’à travers des schémas acquis à un niveau individuel, mais implique également des représentations culturelles, d’une plus vaste ampleur. Ces ressources renvoient souvent à des représentations d’origines plus anciennes que les souvenirs acquis à l’échelle d’une vie humaine, et qui peuvent être partagées dans un groupe. Les souvenirs individuels et les représentations culturelles, bien que semblant désigner des contenus hétérogènes, renvoient pourtant à deux états de la mémoire collective entre lesquels les transferts sont constants et qui participent à leur constitution réciproque. C’est en effet parce que schémas mnésiques et schémas culturels peuvent échanger que s’opère la mise en récit de souvenirs individuels dans la mémoire collective, tout autant que l’effet structurant de la mémoire collective sur les souvenirs individuels à travers les ressources culturelles (Eustache et al., 2019). (Fig. 2)
Fig. 2 L’influence de l’environnement sur la mémoire s’exerce à travers l’exposition répétée à certaines expériences similaires, mais ne se limite pas à l’environnement immédiat du sujet. Elle implique également son cadre social, culturel et historique.
© Francis Eustache
Les schémas et l’oubli
Les recherches se sont d’abord intéressées aux mécanismes qui permettent la conservation des souvenirs collectifs, mais toute représentation du passé n’est pas souhaitée par les individus et les sociétés. En effet, la mémoire collective et la mémoire individuelle sont toutes deux contraintes, et de façon importante, par une fonction d’oubli (Eustache et al., 2014). Ainsi, les groupes humains peuvent partager la volonté de ne pas faire réapparaître certains souvenirs et d’en inscrire d’autres dans leurs ressources culturelles. En neuropsychologie, la mémoire et l’oubli sont parfois présentés comme les deux versants d’une distinction conceptuelle alors que l’oubli est pourtant indissociable du fonctionnement normal de la mémoire. Une forme d’oubli qui s’inscrit bien dans ce cadre des neurosciences sociales est l’oubli induit par la récupération. Anderson et al. (1994) ont montré, dans une étude princeps, que le simple fait d’accéder à une information peut provoquer une altération des traces d’autres informations qui lui sont liées sémantiquement et conduire à un oubli progressif. Ce type d’effet a été adapté dans le cadre de conversations montrant ainsi que l’évocation d’une information lors d’une discussion peut induire l’affaiblissement d’éléments liés à celle-ci et qui ne sont pas évoqués. Ainsi, l’oubli intervient davantage pour des informations qui ne sont pas mentionnées lors d’une discussion que si la discussion n’avait pas eu lieu (Stone & Hirst, 2014). La place de l’oubli doit aussi être rapprochée de la fonction d’anticipation de la mémoire. Des études d’imagerie cérébrale ont par exemple montré que les réseaux impliqués dans la récupération des souvenirs sont dans une large mesure superposables avec ceux responsables de la projection mentale dans le futur (Schacter et al., 2007; Viard et al., 2011). De même, la conservation d’un souvenir collectif (fig. 3) n’est pas simplement fonction de la part du passé de la société qu’il permet de comprendre, mais aussi de son potentiel de résonance avec ses intérêts, présents et futurs.
Fig. 3 Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris
© Citron / CC BY-SA 3.0
Les perspectives ouvertes par ce nouveau cadre théorique
Le concept de schéma offre un cadre théorique et opérationnel pour comprendre davantage l’inscription de différents niveaux de représentations collectives dans les structures cognitives et dans le cerveau, objectifs qui n’auraient même pas été envisagés il y a quelques années.
La mémoire collective ne repose pas uniquement sur un socle de souvenirs communs mais sur une compréhension commune de souvenirs et de connaissances. Cette « mémoire sémantique collective » prend sa source à la fois dans les structures préexistantes en mémoire, mais aussi dans l’effort exercé par le sujet pour relier et réduire les événements nouveaux à d’autres représentations, individuelles ou culturelles, d’événements passés.
Ces évolutions théoriques ont des implications multiples, pour les sciences humaines et sociales, que nous avons seulement esquissées dans cet article et qui sont majeures dans nos sociétés en pleine mutation, notamment dans ses accès facilités et omniprésents à l’information via différents dispositifs techniques. En neurosciences, elles n’entraînent rien de moins qu’une transformation de l’objet d’étude, qui n’est plus un système biologique isolé, mais au contraire dépendant d’interactions avec un environnement social et culturel. Dans ce cadre, la place des émotions, et notamment les liens avec la mémoire, se trouve renouvelée (Eustache et al., 2016). (Fig. 4)
Fig. 4 Les schémas collectifs désignent des représentations partagées par un ensemble d’individus mais aussi et surtout le partage d’un réseau signifiant qui ordonne et assemble ces représentations.
© Francis Eustache
Les neurosciences sociales ont aussi permis des évolutions notables dans la transmission des informations et dans l’éducation (Eustache et Guillery-Girard, 2016) ainsi que dans le domaine clinique. Déjà, une littérature importante est dévolue à la construction du soi en relation à l’autre et aux modifications de ces relations intersubjectives dans différentes pathologies. La neuropsychologie s’est particulièrement intéressée à la théorie de l’esprit (c’est à dire la capacité à lire les états mentaux cognitifs et affectifs de soi et d’autrui) et comment ses altérations peuvent expliquer des troubles du comportement. Ces découvertes sont à l’origine de nouveaux modes de prises en charge des patients. En amont, les études nombreuses qui portent sur la prévention des troubles de la mémoire insistent sur l’importance des relations sociales comme un déterminant majeur de la réserve cognitive, qui permet, d’une part d’atténuer les effets délétères de l’âge sur les fonctions cognitives et, d’autre part de différer la survenue des symptômes des maladies neurodégénératives (Eustache et al., 2015).
Enfin, nous avons insisté sur les intrications nécessaires entre mémoire individuelle et mémoire collective pour la construction et la cohésion des identités individuelles et collectives. Les mécanismes cognitifs et cérébraux qui sous-tendent cette architecture complexe sont encore mal connus. Leur compréhension ouvre à une nouvelle sémiologie de situations où l’individu s’est trouvé confronté à des événements sociaux traumatiques et où les significations individuelles et collectives de différentes situations sociales peuvent se trouver en discordance.
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