Biographie de Charles Darwin
Darwin est né le 12 février 1809 à Shropshire (Angleterre), l’année même de la parution de l’ouvrage de Lamarck, Philosophie zoologique, dans lequel ce dernier exposait la notion de transformisme. Darwin était originaire d’un milieu favorisé et cultivé. Son grand père Erasmus Darwin était médecin, mais aussi poète, et il se rendit célèbre par la publication de Zoonomia ou les lois de la vie organique en 1796, livre qui affirmait l’origine commune de tous les êtres vivants et qui fut mis à l’index par l’Église catholique. À l’école, il s’intéresse beaucoup à la zoologie, mais aussi aux plantes, à la poésie, à la peinture ainsi qu’à la médecine en accompagnant son père médecin dans ses tournées. Il entreprend à sa suite des études de médecine, mais y renonce après deux ans, puis se lance dans des études de théologie afin de devenir pasteur. Cependant, au cours de cette période passée à l’université d’Édimbourg, il étudie les sciences naturelles avec A. Sedgwick et J. Henslow, respectivement professeurs de géologie et de botanique qui deviennent ses amis. C’est d’ailleurs J. Henslow qui le recommande auprès de Robert Fitz Roy, capitaine du HMS Beagle, en partance pour un voyage d’exploration en 1831. Fitz Roy cherche quelqu’un pour aider le naturaliste du bord à cartographier les côtes d’Amérique du Sud, l’objectif principal du voyage.
HMS Beagle (source : Wikimedia Commons) |
Le voyage du Beagle autour du monde (source : Wikimedia Commons) |
Le Beagle était un navire jaugeant à peine 240 tonneaux emportant à son bord 76 passagers et membres d’équipage. Son périple va durer près de cinq ans et il va faire le tour du monde. Ce voyage se révélera déterminant pour Darwin et le conduira à formuler 10 ans plus tard sa théorie de l’évolution, en la fondant notamment sur la multitude d’observations scientifiques réalisées tant au cours du voyage que de retour en Angleterre et sur les échantillons (plus de 5 000) et les notes (plus de 1 500 pages) accumulés. En effet, Darwin ne se contente pas de faire de la cartographie. Il décrit minutieusement la géologie des régions explorées, la faune et la flore, il compare ses observations avec celles relatées dans la littérature scientifique, recueille des quantités considérables d’informations, aussi bien directement par ses observations, qu’indirectement en interrogeant les populations et il recoupe ses informations pour les valider. Il étudie ainsi de nombreux groupes d’animaux et réfléchit à la signification des données récoltées. À son retour, il se réservera l’étude d’une partie des spécimens récoltés, ceux qui l’intéressent le plus car problématiques, et confiera les autres à des spécialistes. Tous ces travaux seront à l’origine de nombreuses publications.
Dans les Îles Galapagos, il s’intéresse particulièrement aux pinsons dont il dénombre 14 espèces différentes, non seulement entre elles, mais aussi de celles du continent. Le vice-gouverneur Lawson lui fait remarquer que, de manière étrange, chaque espèce provient d’une île différente. Darwin déclara d’ailleurs lui-même : « L’idée ne m’était jamais venue que la faune d’îles séparées par quelques miles à peine et d’endroits soumis à des conditions physiques identiques pût être dissemblable. » Il remarqua aussi que les populations de tortues sur chaque île avaient des caractéristiques tellement distinctes les unes des autres que les habitants pouvaient dire de quelle île provenait n’importe quelle tortue simplement en la regardant. Cependant, cette observation commença à le préoccuper et il indiquera un peu plus tard : « On pourrait imaginer vraiment qu’à partir d’un petit nombre d’oiseaux vivant à l’origine dans cet archipel, une espèce a été prise et modifiée dans des buts différents… ». Mais ce n’est que 23 ans plus tard qu’il rendra publique sa théorie de l’évolution. Vers 1844, il commence à la formuler par écrit, mais ne diffuse son travail qu’à des naturalistes proches de lui. À cette occasion, il écrivit à son ami, le grand botaniste Hooker : « Enfin un rayon de lumière m’est venu et je suis presque convaincu que les espèces ne sont pas (c’est comme si j’avouais un crime) immuables. Je pense que j’ai découvert (c’est une présomption) le moyen simple par lequel les espèces deviennent remarquablement adaptées à des fins variées. » |
Quatre espèces de pinsons des Îles Galapagos (source : Wikimedia Commons) |
Sa théorie se fonde sur l’idée que de petites modifications dues au hasard sont triées par une sélection naturelle qui s’exerce dans la compétition entre les membres d’une même espèce pour les ressources alimentaires, la reproduction ou la protection des descendants. Envisagé sur de très longues périodes - le célèbre géologue Lyell a démontré à cette époque que les temps géologiques se comptent en millions d’années - ce mécanisme pourrait conduire à la formation d’espèces nouvelles.
Couverture de l'édition originale (source : Wikimedia Commons) |
Mais Darwin retarde sans cesse la publication de sa théorie car il craint les réactions négatives du milieu scientifique. C’est une lettre, envoyée des Îles Moluques en 1858, qui va le décider. Dans ce courrier, qu’il transmet immédiatement à Lyell, Alfred Russel Wallace, un naturaliste autodidacte vivant en Asie, lui soumet une théorie similaire à celle qu’il a rédigée dès 1842. Aussi, Lyell et Hooker, botaniste contemporain réputé, présentent simultanément devant la société linnéenne de Londres, le 1er juillet 1858, les notes de Darwin et de Wallace qui font immédiatement grand bruit. Dès lors, Darwin se lance dans l’écriture d’un ouvrage pour le grand public et, le 24 novembre1859, la première édition de The Origin of Species by Means of Natural Selection, or The Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life (L’origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie) est publiée. Sa théorie est très mal reçue par les églises catholique et protestante qui le condamnent fermement. Il en sera de même lorsqu’il publiera The Descent of Man and Selection in Relation to Sex (L’Origine de l’Homme et la sélection liée au sexe) en 1871. Pourtant, peu à peu, les églises chrétiennes en viendront à considérer que l’évolution n’est pas incompatible avec la religion, même si, aujourd’hui, il faut faire face aux offensives des créationnismes ou de l’Intelligent design. Darwin mourra sans avoir eu connaissance des données apportées par la génétique. C’est pourtant en 1865 que sont publiés les travaux fondamentaux de Grégor Mendel qui vont conforter sa théorie. Mais cette publication d’un obscur moine de Moravie ne fut guère diffusée. Darwin s’est éteint à Down, le 19 avril 1882. Son corps repose à l’abbaye de Westminster à Londres. Depuis la publication de sa théorie, toutes les nouvelles découvertes, de l’embryologie à la biologie moléculaire en passant par l’anatomie comparée et les autres disciplines constituant la biologie sont venues confirmer l’idée centrale de Darwin, même si, bien évidemment, sa théorie a été considérablement développée et précisée. Bien que d’autres avant lui aient formulé l’idée d’évolution de diverses manières, il reste considéré comme le « père » de la théorie de l’évolution et l’aphorisme de Theodosius Dobzhansky (1900-1975), un des grands généticiens du XIXème siècle, selon lequel « Rien n’a de sens en biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution » conserve tout son sens. |
Histoire de la théorie de l’évolution
Linné, le père de la nomenclature binominale
Une première méthode de classification des êtres vivants établie par Carl von Linné (1707-1778), naturaliste et médecin suédois, introduisit l’utilisation d’une nomenclature binominale latine (un nom de genre et un nom d’espèce, par exemple Canis lupus pour le loup) dont le principe a été conservé jusqu’à aujourd’hui. Cette classification, publiée d’abord en 1735 dans l’ouvrage en latin Systema Naturae, proposait pour la première fois un inventaire descriptif des espèces connues à l’époque en exploitant leurs similitudes anatomiques, en particulier celles de leurs organes reproducteurs, les fleurs, pour les plantes à fleur.
La méthode conduisait à caractériser des sous ensembles de différents niveaux (espèce, genre, famille, etc.) constituant trois règnes, animal, végétal et minéral, considérés de création divine. L’objectif de Linné était d’établir l’inventaire exhaustif des trois règnes.
L’essor de l’anatomie comparée
Alors que la théorie cellulaire n’avait pas encore été formulée, Étienne Geoffroy Saint Hilaire (1772-1844), membre de l’Académie des sciences et professeur de zoologie au Muséum d’histoire naturelle où il créa la ménagerie, affirmait déjà qu’il existe une profonde unité de construction du monde vivant et que tous les êtres vivants peuvent être considérés comme des variations d’un plan unique. Georges Cuvier (1769-1832), alors simple précepteur en Normandie, entra en contact avec lui en lui envoyant ses dessins de dissection de mollusques et d’échinodermes, des animaux marins ignorés de la classification de Linné. Geoffroy Saint Hilaire le recruta immédiatement comme professeur de zoologie. Cuvier fut le premier à inclure les formes fossiles dans la classification et développa la notion de corrélations fonctionnelles selon laquelle des organes différents qui concourent à une même fonction doivent être présents simultanément chez un animal, une idée originale de Félix Vicq d’Azir (1748-1794), véritable fondateur de l’anatomie comparée. Ainsi, chez un carnivore, on trouve des griffes, des dents, des muscles masticateurs développés et une bonne vision. Cuvier devint célèbre par sa capacité, acquise par l’étude systématique des fossiles, à imaginer un squelette complet à partir de déductions faites à partir de l’examen d’un seul os. Il proposa de classer le règne animal en quatre grands groupes, vertébrés, articulés, mollusques et radiaires, ce qui servit de base aux classifications ultérieures. Cependant, il refusait toute idée d’évolution et soutenait que des catastrophes détruisaient périodiquement le monde vivant qui était ensuite recréé par Dieu et il attaqua publiquement les idées évolutionnistes naissantes, tentant même de ridiculiser les thèses de Geoffroy Saint Hilaire et de Lamarck.
Lamarck et la naissance du transformisme
Jean Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829) publia en 1778 La flore française où il introduisait l’usage de clés dichotomiques pour identifier les plantes. Il fut nommé professeur au Muséum à cinquante ans et, l’année suivante, élu à l’Académie des sciences. Il publia de nombreux ouvrages, notamment Histoire naturelle des animaux sans vertèbres et Recherches sur l’organisation des êtres vivants, un ouvrage paru en 1803 dans lequel il prétendait que des caractères acquis peuvent devenir héréditaires.
Lamarck est considéré comme le père de l’évolutionnisme car dans sa Philosophie zoologique parue en 1809, année de la naissance de Charles Darwin, il proposait pour la première fois une théorie d’après laquelle les différentes formes vivantes dérivent les unes des autres. Il pensait que tous les êtres vivants pouvaient être classés sur un même arbre généalogique allant des plus simples aux plus complexes. Il prétendait également que les formes et les particularités des animaux s’étaient modifiées au cours des temps en raison de l’usage ou du non usage des organes, par exemple, les taupes seraient devenues aveugles en raison de leur vie souterraine, les girafes auraient acquis un long cou à force de manger les feuilles des arbres, etc
À la fin du dix-huitième siècle, Erasmus Darwin (1731-1802), par ailleurs grand père de Charles Darwin et de Francis Galton, avait cependant déjà formulé une théorie de l’évolution en trois volumes. Il affirmait que tous les êtres vivants descendent d’un ancêtre commun très simple, sorte de filament vivant doué d’irritabilité. Son livre Zoonomia ou les lois de la vie organique, publié en 1796, fut mis à l’index par l’église catholique.
Les apports de la géologie
Mais c’est au dix neuvième siècle que l’idée d’évolution prit vraiment de l’importance, en même temps que de nouvelles disciplines scientifiques se développaient, comme l’anatomie comparée, l’embryologie, la paléontologie et que la géologie moderne prenait son essor sous l’impulsion de Charles Lyell (1797-1875). Ce dernier montra qu’il fallait dater les roches en millions d’années, souligna les incohérences de l’interprétation biblique et de la théorie des catastrophes de Cuvier et fonda l’actualisme. Cette théorie consiste à interpréter les phénomènes géologiques passés, dont les traces sont inscrites dans les roches, à la lumière des mêmes causes que celles expliquant les phénomènes géologiques actuels. Il eut une grande influence sur Charles Darwin qui affirma à propos de L’origine des espèces : « Il me semble que la moitié de mon livre sort du cerveau de Lyell ».
Le naturaliste suisse Louis Agassiz (1807-1873), professeur d’histoire naturelle à Neuchâtel, démontra en 1846 au bout de huit années de travail sur le terrain que les Alpes avaient été sculptées par des glaciers et que la glace avait même recouvert à une époque toute l’Europe du Nord. Agassiz était un élève de Cuvier et il avait acquis lui aussi la capacité à déduire un squelette complet de l’examen raisonné d’un seul os. Il était, lui aussi, partisan de la théorie des catastrophes de Cuvier. Opposés à la notion d’évolution, Cuvier, Agassiz, mais aussi Richard Owen (1804-1892), le « Cuvier anglais », apportèrent sans le vouloir des arguments en faveur de l’évolution. Owen reprit notamment les notions fondamentales d’homologie et d’analogie établies par Geoffroy Saint Hilaire : des organes assurant la même fonction comme les ailes des oiseaux et celles des insectes qui n’ont pas la même origine embryonnaire sont analogues tandis que des organes pouvant assurer des fonctions différentes mais ayant la même origine embryonnaire, comme les membres antérieurs des vertébrés, aile, bras ou palette natatoire, sont homologues. Ces homologies interprétées initialement comme une simple origine embryonnaire commune révèlent en fait un ancêtre commun et donc une parenté évolutive.
L’évolution selon Darwin : variation et sélection naturelle
Charles Darwin (1809-1882) proposa la première théorie de l’évolution vraiment documentée et reposant sur un mécanisme explicatif, la variation et la sélection naturelle. Il commença par naviguer pendant cinq ans (1831-1836) comme naturaliste à bord du navire d’exploration Beagle en Amérique du Sud et dans le Pacifique et rapporta une documentation considérable. Après avoir publié ses notes de voyage, il étudia diverses espèces britanniques, abeilles, fourmis, plantes ainsi que divers animaux domestiques, notamment les nombreuses variétés de pigeons, qui lui permirent de déduire certains principes de la sélection naturelle de l’observation de la sélection artificielle. Tout en accumulant les arguments montrant que les espèces évoluent au cours des temps géologiques, il hésitait cependant à publier sa théorie, sachant qu’elle ferait scandale.
En 1858, il reçut une lettre du biologiste Alfred Russel Wallace qui travaillait en Asie. Dans sa lettre, ce dernier présentait des idées sur la variation et la sélection naturelle identiques à celles que Darwin avait formulées. Par souci d’équité, les communications de Darwin et de Wallace furent présentées simultanément le premier juillet 1858 devant la Société Linnéenne de Londres. Elles eurent immédiatement un impact considérable. Darwin se lança dans la rédaction d’une version destinée au grand public que ce problème passionnait et, dès sa parution le 24 novembre 1859, les 1 250 exemplaires de la première édition de L’origine des espèces furent épuisés en une journée. De nombreuses critiques s’élevèrent aussitôt, notamment du célèbre professeur Richard Owen. Les thèses de Darwin s’appuyaient non seulement sur ses observations minutieuses faites au cours du voyage sur le Beagle, mais aussi sur les résultats de la sélection artificielle chez les animaux domestiques. En outre, l’analyse faite par T.R. Malthus (1766-1834) de la limitation des populations par les ressources alimentaires avait fini de le convaincre de l’importance de la lutte pour l’existence. Sa théorie, tout comme celle de Wallace, s’appuyait sur le constat de la variabilité individuelle au sein des populations naturelles et sur la notion de sélection naturelle des plus aptes dans un milieu hostile dont les ressources sont limitées.
Dès lors, de nombreux phénomènes biologiques incompris jusque là prenaient un nouveau sens à la lumière de l’évolution et toutes les branches de la biologie apportèrent des arguments à sa théorie, les nouvelles découvertes s’intégrant logiquement dans une conception historique et évolutive du monde vivant : l’anatomie comparée et la paléontologie, certes, mais aussi la biogéographie, l’éthologie, l’embryologie, la biologie cellulaire, la biochimie…
Vers une théorie synthétique de l’évolution
Toutefois, la théorie de l’évolution butait encore sur le problème de l’hérédité des caractères. Celui-ci commença à s’éclaircir avec les travaux de Grégor Mendel (1822-1884) montrant que l’hérédité dépend d’éléments matériels transportés par les cellules reproductrices lors de la fécondation et se répartissant dans la descendance en obéissant à des lois statistiques. Thomas Hunt Morgan (1866-1945) formula la théorie chromosomique de l’hérédité à la suite de ses travaux sur la mouche drosophile, montrant que les déterminants des caractères héréditaires, les gènes, sont portés par les chromosomes contenus dans le noyau cellulaire et que chaque individu ne reçoit que la moitié des gènes de ses parents par l’intermédiaire des cellules reproductrices.
Une théorie synthétique de l’évolution prenant en compte les données scientifiques apportées depuis Darwin fut formalisée pour la première fois par Julian Huxley (1887-1975) dans son livre L’évolution, la synthèse moderne. Mais c’est Theodosius Dobzhansky (1900-1975), qui élabora la véritable synthèse en considérant le problème de l’évolution à la fois du point de vue du généticien et du point de vue du systématicien notamment dans La génétique et l’origine des espèces publié en 1937.
Les apports de la biologie contemporaine
L’idée d’évolution n’est plus contestée aujourd’hui chez les biologistes mais ses modalités donnent encore lieu à controverse. Ainsi, la notion de sélection naturelle a dû être relativisée à la suite des travaux de Motoo Kimura (1924-1994) et de son école neutraliste montrant que certains gènes évoluent sans être soumis à la sélection et Niles Eldredge et Stephen Jay Gould distinguèrent en 1972 les mécanismes affectant micro et macroévolution avec leur théorie des équilibres ponctués. Quoiqu’il en soit, l’aphorisme de Dobzhansky selon lequel « En biologie, rien n’a de sens, si ce n’est à la lumière de l’évolution » s’appuie désormais sur des bases solides et toutes les nouvelles connaissances apportées par la biologie moderne, notamment par la biologie moléculaire, confirment sa pertinence. Ainsi, le séquençage des génomes et l’utilisation de l’informatique permettent désormais de comparer des milliers de biomolécules et d’établir solidement les relations de parenté sur des données moléculaires. Les résultats obtenus confirment, le plus souvent, ceux obtenus historiquement par d’autres méthodes, anatomie comparée, paléontologie, etc. En outre, l’identification et la comparaison des gènes du développement, communs à tous les grands groupes d’êtres vivants, permettent d’approcher de plus en plus précisément les mécanismes évolutifs au niveau moléculaire.
L'origine des fossiles : histoire des idées
Étymologiquement, fossile vient du latin fossilis qui désigne tout ce qui est tiré de la terre, aussi bien les roches et minerais que les restes d'organismes pétrifiés, mais ce terme qualifie aujourd'hui les traces ou les restes d’êtres vivants conservés dans les roches.
Des explications contradictoires
L’existence des fossiles est connue depuis l’Antiquité et il semble que, dès le VIIème siècle avant notre ère, l’école grecque, représentée par des auteurs comme Thalès et Anaximandre, ait imaginé le déplacement des mers sans toutefois se baser sur des observations précises. Les mêmes idées se retrouvent au VIème siècle avant J.-C. chez les Pythagoriciens mais il s’agit là encore d’opinions, reprises plus tard par Ovide dans un style poétique. D’autres auteurs anciens (Hérodote, Straton de Lampsaque puis Strabon) ont apparemment compris l’origine des fossiles, mais leurs idées furent oubliées, malgré les efforts de quelques savants comme Albert le Grand (1193-1280). Il faut en effet attendre le XVIIème siècle pour que la nature des fossiles soit véritablement démontrée et le XVIIIème siècle pour que leur origine soit définitivement admise. Auparavant, diverses interprétations des fossiles, souvent contradictoires, ont été avancées et ont parfois coexisté. Nous en donnons ici quelques exemples, empruntés aux ouvrages de G. Gohau et d’Ellenberger.
- Ce sont des animaux qui ont vécu jadis et qu’une vertu minéralisante a changé en pierre (d’après Avicenne).
- Ce que l'on appelait "glossopètres" (de glosso, langue et pétro, pierre) et qui sont en réalité des dents de requin seraient tombées du ciel lors des éclipses de lune (d’après Pline).
- Les nummulites (identifiés comme foraminifères seulement au XIXème siècle) étaient considérées comme les restes pétrifiés de la nourriture des ouvriers qui ont construit des édifices avec les pierres sur lesquelles on observe ces fossiles (c’était le cas des pyramides d’Égypte).
- Ce sont des espèces perdues parce que trop pêchées (Bernard Palissy).
- Ce sont des coquilles disséminées sur la Terre au moment du Déluge.
- Ce sont les reflets d’antiques insuccès du Créateur (ou même des créations de Satan).
Certaines de ces explications paraissent fantaisistes à nos yeux mais, exprimées par des hommes de grand renom dont les écrits ont eu beaucoup d’influence, elles faisaient autorité auprès de leurs contemporains. Si ces idées nous font maintenant sourire c’est parce que nous les trouvons simplistes : leur fragilité nous semble évidente. Aujourd’hui en effet, la récolte de coquilles d’animaux marins loin des rivages actuels est considérée comme le moyen le plus convaincant pour démontrer les anciens mouvements de la mer et l’expliquer à un public même profane.
Les grandes options sur l’origine des fossiles
À partir du Moyen Âge, plusieurs interprétations des fossiles, défendues chacune par des auteurs différents, sont en concurrence. On trouve dans les écrits de Fracastoro (1517) le premier exposé de cette controverse.
L’explication diluvienne
Le mythe du Déluge est omniprésent dans beaucoup d’esprits depuis l’Antiquité et son influence s’est renforcée du fait de la place qu’il occupe dans les Écritures. Le respect des textes sacrés, considérés comme scientifiquement exacts, a conduit de nombreux auteurs à admettre l’existence du Déluge qui constituait une des deux grandes étapes de l’histoire de la Terre et des êtres vivants, l’autre étant la Création. Selon cette conception, on expliquait la présence de coquilles d’animaux marins sur la terre ferme, en les tenant comme les vestiges de l’invasion des eaux qui pendant cent cinquante jours, d’après le Livre de la Genèse, recouvrirent entièrement les continents.
L’explication diluvienne, qui aurait été introduite par Ristoro d’Arezzo au XIIIème siècle, aura curieusement peu d’adeptes avant l’explosion diluvianiste de la fin du XVIIème siècle. Réfutée par Léonard de Vinci puis par Bernard Palissy, cette conception trouve en Luther un ardent partisan au XVIème siècle mais elle est défendue ensuite par Descartes et rencontre encore beaucoup de succès au XVIIIème siècle. Nous verrons plus loin qu’en imposant des durées courtes, la référence au Déluge constitua un obstacle pour comprendre la formation des roches sédimentaires.
La thèse de la génération spontanée
Pour expliquer les différences entre les coquilles trouvées dans les roches et celles des animaux actuels, certains auteurs ont prétendu que les fossiles étaient non pas des restes d’êtres vivants mais des lapides sui generis c’est-à-dire des formations minérales spontanées. Au début du XVIème siècle, la thèse de la génération spontanée des fossiles connaissait un grand succès ; elle s’exprimait avec une terminologie variable dont l’étude fait apparaître les multiples formes de cette croyance, inspirée de la philosophie néoplatonicienne.
Cette opinion est combattue par Léonard de Vinci qui s’appuie sur des observations précises des gisements fossilifères. Bernard Palissy a tenté, cinquante ans plus tard, d’expliquer la présence de coquilles sans homologues actuels en avançant l’idée que "leur genre s’est perdu" (intuition géniale qui sera reprise et débattue par la suite). L’argumentation utilisée par ces deux contradicteurs, fondée sur une axiomatique biologique, n’a apparemment pas suffi à convaincre leurs contemporains. Il est vrai que la thèse de la génération spontanée s’est longtemps appliquée non seulement aux fossiles mais également aux cristaux et aux êtres vivants eux-mêmes. Durant le XVIIème siècle, de nombreux auteurs expliquent les ossements fossiles en les attribuant à la génération spontanée.
La thèse de la formation in situ des fossiles renaît en plein âge des Lumières avec Langius en 1708 et Élie Bertrand en 1752, deux auteurs suisses qui préfèrent retenir cette option alors que l’origine organique semblait avoir été établie grâce aux travaux de Sténon. Cet exemple montre qu’en dépit des découvertes géologiques et paléontologiques, qui semblaient clore le débat sur la signification des fossiles, des résistances ont persisté dans les mentalités des savants.
L’explication par l’ancien séjour naturel de la mer
Depuis l’Antiquité, on postulait que des mers s’étaient asséchées pour expliquer la présence de coquilles sur le continent et Léonard de Vinci, reprenant les idées des auteur anciens, a exprimé une vision comparable en cherchant à préciser le mécanisme de la fossilisation. Bernard Palissy a lui-même reconnu l’origine organique des fossiles mais sans admettre le déplacement des mers, dont il semble refuser l’idée (sans doute par respect de l’Écriture).
Les partisans de l’explication par le déplacement lent des mers sont peu nombreux au XVIème siècle. Un des ses détracteurs, Goropius, prétend que, contrairement aux allégations des Anciens, elle ne permet pas d’expliquer la présence de coquilles fossiles dans les plus hautes montagnes car pour lui les rivages sont immuables. La nature organique des fossiles ne sera admise que plus tard et il faudra attendre deux siècles pour que l’explication diluvienne de l’origine des fossiles recule devant l'affirmation argumentée du déplacement des mers. Voltaire lui-même était réfractaire à la thèse de l’ancien séjour naturel de la mer pour expliquer la présence de fossiles d’animaux marins sur les continents ; il exprima son désaccord dans un texte connu sous le mon de "lettre italienne" qui fut sévèrement critiqué par Buffon.
S’opposant aux autres interprétations des fossiles, la solution qui paraît à nos yeux la plus naturelle ne s’est pas imposée sans difficultés. L’apparente naïveté de certaines explications, aujourd’hui abandonnées, peut être en partie attribuée au fait que les auteurs qui les ont exprimées ne disposaient pas des éléments qui ont permis de comprendre la signification générale des fossiles. Pour que la construction du concept de fossile soit possible, plusieurs conditions sont en effet nécessaires et nous essayerons de les définir plus loin. Cependant, nous avons vu que certaines conceptions fausses ont continué à être affirmées pendant longtemps alors que des travaux sérieux allaient à l’encontre de ces idées. Ce constat montre, avec d’autres, que la construction du savoir est complexe et l’histoire des sciences permet de rendre compte des obstacles qu’il a fallu dépasser pour que certaines théories soient acceptées.
Les conceptions des élèves sur les fossiles
- C’est une marque déposée sur une pierre calcaire ou une roche, par un os, la coquille d’un coquillage, des ossements d’animal et conservée depuis des millions d’années.
- C’est l’empreinte d’un coquillage placée dans la roche.
- C’est une pierre fragile trouvée en creusant la roche.
- C’est une pierre sur laquelle est déposé un insecte, une feuille ou une coquille et qui prend sa forme.
- C’est un coquillage qui s’est incrusté sur une pierre et qui y est resté plusieurs millions d’années et y a laissé une marque.
- C’est une chose (coquillage, insecte, ossements, poisson) qui est restée longtemps sur une roche et s’y est dessinée.
- C’est une marque dans les roches au bord des rivières (poisson, insecte).
- C’est une pierre molle ou dure, l’homme préhistorique s’en servait en la taillant.
- C’est, par exemple, un oiseau qui s’est posé sur la roche ; des années après, il s’est imprimé dans la pierre.
- C’est un objet (animal, poisson, insecte, végétation) resté 100 ans sur la roche ; l’empreinte y est restée.
- C’est un coquillage posé sur une roche humide, qui reste assez longtemps et, quand il part, il reste sa trace.
La fossilisation vue par les élèves
Avec quelques variantes, on retrouve le même scénario chez la plupart des élèves.
Un animal (rarement un végétal) meurt ; généralement de mort naturelle ou vieillesse, plus rarement accidentellement ou suite à l’impact d’une météorite ou d’une éruption volcanique. Son corps (parties molles) se décompose ou est mangé, plus rarement les élèves disent que sa peau se détache (on ne sait comment). Ce qu’il en reste (squelette ou coquille le plus souvent) s’enfonce dans un matériau mou, ou meuble, ou pierre ramollie par l’humidité. Très souvent c’est dans une pierre dure qu’il s’incruste : soit en tombant dessus, soit qu’un rocher tombe sur le cadavre ou que l’animal est projeté contre un rocher et y pénètre. Cette pénétration peut se faire sous l’eau ou en dehors. Parfois l’animal ou ce qu’il en reste ne laisse que son empreinte ou l’empreinte de son passage. Pour certains élèves, le fossile est l’empreinte laissée après le retrait des restes de l’animal par un archéologue. Il est très rare que, lors de pré tests, les élèves parlent d’enfouissement dans des sédiments. Au mieux, le substrat se durcit lorsqu’il ne l’était pas au départ, ce qui fait qu’on retrouve le fossile dans une roche. Parfois les restes de l’animal se sont pétrifiés.
Après une visite dans un musée, les enfants évoquent très souvent les fouilles qui ont permis de découvrir le fossile : la roche qui le contient ayant été mise à nu parce que l’eau s’est retirée ou évaporée. Il est rare qu’une orogenèse soit évoquée.
Origines possibles des conceptions des élèves
Comme le soulignent Deunff et Lameyre (1990,1995), les erreurs relevées dans les productions d’élèves peuvent indiquer des obstacles à une approche plus scientifique de la fossilisation. Rappelons que la conception de l’élève peut constituer un obstacle quand elle fournit "une explication ou une interprétation qui, par sa simplicité, s’impose comme une évidence et empêche de se poser les questions qui feraient avancer la connaissance". Nous pouvons en effet rappeler un certain nombre d’erreurs déjà détectées dans le document cité plus haut et que nous avons retrouvées dans les classes observées :
- le catastrophisme qui amène certains élèves à imaginer la mort de l’animal ou sa transformation en fossile comme liée à un impact de météorite ou une éruption volcanique ;
- une certaine forme d’affectivité qui fait choisir plus volontiers l’animal comme exemple et amène les enfants à raconter l’histoire du fossile à l’aide de l’exemple d’un individu particulier, sous forme de chronique ;
- la non-maîtrise de l’échelle des temps géologiques : les enfants sont incapables de se représenter des durées très longues et surtout de relativiser les durées des différentes périodes géologiques (la non-maîtrise de la notion d’échelle au sens mathématique en est sûrement une des causes) ;
- le temps est souvent perçu comme une des causes qui permet à un reste d’animal de pénétrer dans une pierre ;
- une attitude fixiste, sans doute liée à la lenteur relative des phénomènes, qui constitue une difficulté à imaginer un dynamisme dans le paysage géologique : c’est ce qui fait que les enfants ne pensent pas qu’une orogenèse et une érosion aient pu se produire ;
- le défaut de notions de chimie, qui empêche de s’imaginer des transformations chimiques de type fermentation, dissolution ou précipitation de carbonate de calcium ;
- la non-connaissance ou la méconnaissance de la formation des roches sédimentaires, qui empêche d’imaginer l’enfouissement sous des sédiments.
Pour essayer de mieux comprendre ce qui fait obstacle à la construction d’un concept, divers auteurs se sont appuyés sur l’analyse de la construction historique de ce concept. Cette démarche nous a paru intéressante et nous l’avons appliqué au cas du concept du fossile. En effet, l’analyse que propose l’histoire des sciences peut aider à identifier la nature des obstacles repérés chez les élèves.
Obstacles et conditions de possibilité
L’idée d’obstacle, issue des ouvrages de G. Bachelard, est abondamment illustrée dans les travaux de Canguilhem à propos de l’histoire de quelques concepts de biologie (hormone, régulation…). Dans le cas qui nous intéresse, l’histoire des sciences montre que la signification générale des fossiles s’est établie lorsqu’on a pu dépasser l’emprise de certaines opinions qui s’étaient imposées, parfois défendues avec autorité.
Par ailleurs, l’histoire des sciences permet de repérer les conditions qui ont rendu possible l’émergence de certains concepts en favorisant des idées nouvelles ou des théories oubliées. En ce qui concerne le concept de fossile, quel sont les obstacles et les conditions de possibilité qui ont jalonné son histoire ?
La durée de la Terre
La solution actuellement retenue pour expliquer la formation des fossiles suppose une durée longue du passé géologique, or pendant des siècles la chronologie courte biblique domina le sens commun. Héritage des Pères de l’Église, le temps biblique est centré sur l’Homme si bien que les durées courtes, passées et futures, s’imposent dès la Renaissance, remplaçant les cycles interminables des Anciens. Les temps géologiques sont d’abord évalués à 6 000 ans en suivant les affirmations de la Bible. Après avoir pris à la lettre les six jours de la Création, les croyants ont fini par accepter de les étaler sur une longue période mais la chronologie longue n’est acceptée qu’à la fin du XVIIIème siècle.
Un des premiers à oser s’écarter du récit de la Genèse fut Buffon et il lui en coûta quelques ennuis avec la faculté de théologie. Prudemment, il annonce une durée de 75 000 ans au lieu des trois millions d’années auxquelles l’avaient conduit ses spéculations mais ces valeurs étaient encore difficilement concevables à cette époque. Voltaire, quant à lui, ose avancer des millions d’années, cherchant avec d’autres à faire reculer la thèse des chronologies courtes. L’influence de l’esprit des Lumières aidant, l’affirmation des durées longues paraît moins subversive, d’autant plus que des opinions semblables sont exprimées un peu partout en Europe.
La victoire de la chronologie longue s’est effectuée sans rupture mais elle a nécessité (ou entraîné) un changement radical du rapport entre l’Homme et l’Univers conduisant au rejet de l’anthropocentrisme. Le progrès de la connaissance du terrain a certainement favorisé cette mutation, certains phénomènes (l’érosion en particulier) ne pouvant objectivement s’expliquer qu’en ayant recours aux durées longues.
La séparation entre le monde vivant et le règne minéral
En expliquant l’emprise qu’exerça jusqu’au XVIIème siècle la thèse de la génération spontanée des fossiles, F. Ellenberger évoque " le refus de postuler une frontière tranchée entre le règne minéral et monde vivant ". D’ailleurs, la terminologie appliquée aux objets trouvés dans le sous-sol est basée essentiellement sur des ressemblances (Bélemnites signifiant ainsi "qui a la forme d’une flèche") et ne distingue pas les véritables fossiles du reste du monde minéral.
Sous l’influence du néo-platonisme, les auteurs du XVIème siècle attribuent volontiers la formation des fossiles à une force créative (vis plastica) de même nature que celle qui produit les plantes et les animaux. Césalpino postule au contraire que le règne vivant et le règne minéral sont deux mondes séparés et il rejette la thèse de la génération spontanée des fossiles. Posant en axiome que la faculté d’organisation est propre à la vie, Césalpino n’a pu convaincre ses contemporains qui voyaient dans les fossiles l’œuvre d’une force organisatrice capable de produire des imitations d’êtres vivants.
Plus tard (en 1667-69), Sténon a démontré l’origine organique des fossiles sur la base d’observations minutieuses, donnant raison à la clairvoyance de Césalpino.
La signification des couches du sous-sol
La question de l’origine des fossiles est indissociable de nombreux autres problèmes et en particulier de celui de la formation des roches sédimentaires. Déjà, la science médiévale avait élaboré des théories explicatives audacieuses sur la formation des couches rocheuses en imaginant un lien entre l’érosion et la sédimentation marine mais les savants de la Renaissance n’ont pas repris ces idées. Léonard de Vinci avait compris que les terrains qui contiennent les fossiles se sont déposés au fond de l’eau mais, n’étant pas publiés, ses textes ne sont pas connus de ses contemporains, ni même de générations suivantes.
Pour expliquer la présence de coquilles au sein des roches à l’intérieur même des montagnes, Bernard Palissy fait appel à une " substance salsitive et germinative " apportée par percolation des eaux de pluies. À cette époque en effet, la signification de couches du sous-sol n’a pas encore été établie et, le problème de l’origine des fossiles étant envisagé isolément, il paraissait sans doute plus simple d’imaginer une formation in situ. On sait d’ailleurs le succès que connut la thèse de la génération spontanée des fossiles, à laquelle Bernard Palissy était néanmoins opposé.
Grand fondateur de la géologie moderne, Sténon introduit dans les sciences de la Terre les termes stratum et sedimentum qu’il a empruntés à la chimie et à la médecine. On lui doit d’avoir compris et exposé clairement (en 1667) le principe de formation des couches du sous-sol par dépôts successifs au sein d’un fluide. Notons que Sténon se tait sur l’origine des sédiments argilo-sableux et ne lie pas la sédimentation à l’érosion. On peut penser qu’étant partisan de la thèse diluvienne, donc d’une chronologie courte, il ne s’autorise pas le recours à un processus qui exige des durées importantes. Plus tard un autre diluvianiste, Woodward, reprenant l’explication de Sténon, explique que le Déluge a dissous en masse l’ancienne terre et qu’ensuite a eu lieu une resédimentation en strates ordonnées. Les apports de Sténon restent néanmoins essentiels pour comprendre l’origine des fossiles présents dans les roches sédimentaires et surtout, en posant le principe de superposition des couches selon l’ordre d’ancienneté, ils rendent possible la reconstitution de l’histoire de la Terre sur la base d’observations de témoins du passé.
Immutabilité des faunes
La succession des faunes est aujourd’hui reconnue par les scientifiques et admise par tous, ou presque. Cependant cette idée ne s’est imposée qu’à une époque relativement récente de l’histoire des sciences.
Bernard Palissy a reconnu comme d’anciens organismes, des ormes n’ayant pas d’homologues vivants actuels, pensant qu’ils avaient disparu parce-que trop pêchés. Même s’il rend ces animaux contemporains de l’Homme (ce qui peut nous étonner quand il s’agit des ammonites), il a le mérite d’expliquer rationnellement ces fossiles. Le terme "espèces perdues" sera repris au XVIIème siècle par Hooke et Leibniz qui avancent des idées audacieuses sur les relations entre ces créatures et les formes actuelles.
Le principe de la succession chronologique des faunes dans le temps n’est pas compatible avec le dogme religieux de la Création unique selon lequel toutes les espèces seraient apparues sous leur forme actuelle et en même temps. Pendant longtemps, ce qui paraissait surtout inconcevable aux yeux des croyants et inacceptable pour l’Église c’est l’idée d’une transformation des espèces. Le premier qui, au XVIIIème siècle, eut l’audace d’affirmer l’existence d’une filiation entre les espèces, l’abbé Soulavie, fut contraint à se rétracter. Ses contemporains furent plus prudents et il faut attendre le XIXème siècle avec Lamarck pour que le transformisme puisse s’exprimer en opposition avec le fixisme qui domina le siècle précédent. On sait ce qu’il advint ensuite : l’accueil que reçurent les idées de Darwin et le développement qu’elles trouvèrent à travers les travaux de ses successeurs, ces derniers s’attachant à rechercher les mécanismes de l’évolution des êtres vivants.
Avant de chercher une théorie expliquant la succession des faunes, il était nécessaire d’en accepter le principe et on peut penser que les efforts de muséologie du XVIème et du XVIIème ont favorisé ce changement des mentalités. En effet, la constitution de riches collections de fossiles a permis d’effectuer des comparaisons et de repérer les variations de faune d’une couche à l’autre.
Le catastrophisme opposé à l’uniformitarisme
Les partisans des chronologies courtes faisaient le plus souvent intervenir des cataclysmes, comme le Déluge, pour expliquer le modelé du relief ou la disparition des faunes anciennes. Certes, Aristote et Ovide avaient déjà pensé faire intervenir des causes lentes mais pour reconnaître la valeur de telles visions, on est obligé d’admettre des durées longues, ce que les fidéistes déclaraient incompatibles avec le texte de la Bible.
L’actualisme ou uniformitarisme postule au contraire que les phénomènes géodynamiques passés s’expliquent par les mêmes causes que celles qui agissent aujourd’hui, excluant les grandes mutations évoquées par les catastrophistes. Cette théorie s’est imposée au XIXème siècle seulement, avec Lyell dont l’œuvre eut un succès considérable.
La querelle entre actualistes et catastrophistes est donc ancienne mais il faut reconnaître que si l’uniformitarisme est actuellement tenu comme un principe fondamental en géologie, les fondateurs de la stratigraphie paléontologique étaient au contraire partisans de changements brusques.
Ce dernier exemple montre la complexité de l’histoire de la construction du savoir dont le cheminement n’est pas linéaire, contrairement à ce qu’on a tendance à croire lorsqu’on se réfère à l’idée de progrès. Ce rapide exposé ne prétend pas, bien évidemment, être exhaustif, et il faudrait citer bien d’autres obstacles et conditions de possibilité pour vraiment comprendre l’émergence de la signification des fossiles. Retenons simplement qu’ils furent de différentes natures, tant conceptuelle que théologique ou idéologique.
La théorie de l'évolution
De l’Antiquité jusqu’au dix-huitième siècle, pour le public comme pour les naturalistes, la Terre et le monde vivant n’ont pas d’histoire car, pour toutes les grandes religions, la planète et l’ensemble des êtres vivants ont été créés simultanément tels qu’on les connaît dans les temps présents. On dispose cependant aujourd’hui de preuves scientifiques démontrant que la vie a une longue histoire, au moins 3,8 milliards d’années, et que les différentes formes vivantes actuelles dérivent d’une origine unique par évolution, c'est-à-dire à travers des modifications héréditaires des organismes au cours du temps. Mais la théorie de l’évolution a mis du temps à s’imposer et elle est encore combattue par des mouvements qui entretiennent la confusion entre deux aspects différents de la pensée humaine, la religion, fondée sur la croyance et la science fondée sur l’observation, l’expérimentation et l’interprétation rationnelle des faits. Ainsi, les « créationnistes » s’en tiennent au dogme biblique de la création et les partisans du « dessein intelligent », s’ils admettent que la Terre et les êtres vivants ont une longue histoire, soutiennent qu’ils ont été créés avec le dessein divin que l’évolution biologique aboutisse à l’homme. Or ces différentes théories ne sont pas de nature scientifique parce qu’elles ne peuvent pas être mises à l’épreuve avec les méthodes de la science et ne sont donc pas « réfutables », caractéristique admise comme nécessaire pour qu’une théorie soit qualifiée de scientifique.
L’idée d’évolution existait déjà chez certains philosophes grecs qui pensaient que des espèces similaires devaient descendre d’un ancêtre commun, mais c’est Charles Darwin qui a formalisé la théorie de l’évolution biologique sous le nom de « descendance avec modification » dans son ouvrage paru en 1859, On the Origin of Species by Means of Natural Selection (Sur l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle). Depuis cette époque, des arguments nombreux et variés issus de la biologie, de la géologie et de la paléontologie ont été réunis, montrant que toutes les espèces vivantes, disparues et actuelles, descendent d’un même ancêtre commun et sont donc toutes apparentées, confirmant largement la notion d’évolution. Plus récemment, les avancées de la biologie moléculaire, en permettant d’analyser et de comparer l’information génétique portée par tous les organismes vivants, ont plus solidement encore confirmé ce point de vue.
La théorie darwinienne de l’évolution
L’idée principale de Darwin était que l’évolution pouvait s’expliquer par la survie différentielle des organismes en fonction de leurs variations naturelles, ce qu’il appela « sélection naturelle » par analogie avec la sélection artificielle, déjà connue à son époque, qui permet aux éleveurs d’obtenir des variétés d’animaux ou de plantes présentant des caractéristiques particulières. Selon cette idée, les descendants des êtres vivants (qui diffèrent naturellement entre eux et aussi de leurs parents en raison des mécanismes de la reproduction) sont susceptibles de transmettre à leurs propres descendants certaines des différences qu’ils présentent. De plus, comme les êtres vivants produisent beaucoup plus de descendants qu’il n’en peut survivre dans leur environnement en raison des contraintes écologiques, si certains d’entre eux présentent des caractères avantageux, ils ont plus de chances de survivre et de transmettre ces caractères à leurs propres descendants. Pour Darwin, c’est l’accumulation de ces différences au cours du temps qui expliquerait la divergence progressive entre les organismes et leurs ancêtres.
L’idée centrale de Darwin, fondée sur la variation et la sélection naturelles, garde toute sa valeur explicative, mais la théorie de l’évolution a connu d’importantes modifications et s’est amplifiée en même temps que progressaient les connaissances en biologie. Ainsi, alors qu’à l’époque de Darwin on ignorait tout des causes de la variabilité des êtres vivants et des mécanismes de l’hérédité, on sait aujourd’hui que l’information génétique de tous les êtres vivants, à la base de la transmission héréditaire, est portée par des molécules d’une substance chimique, l’ADN (acide désoxyribonucléique), qui constituent les gènes alignés sur les chromosomes et que cette information subit des modifications aléatoires, les mutations, qui aboutissent à des variations transmissibles à la descendance. On sait également localiser les gènes au sein des chromosomes et identifier les mutations. Bien que ces dernières se produisent au hasard et soient plus souvent défavorables ou neutres que favorables, les immenses échelles de temps en jeu dans la sélection naturelle (des millions d’années) conduisent à l’adaptation des espèces à leur environnement.
Quelques arguments fondant la théorie contemporaine de l’évolution
Les arguments ayant permis de fonder puis d’approfondir la théorie de l’évolution proviennent indépendamment des différents domaines des sciences du vivant, mais aussi de la géologie. Nous en donnons seulement quelques exemples représentatifs.
Unité biochimique
La chimie des êtres vivants présente une remarquable unité : tous les êtres vivants sont constitués fondamentalement de molécules semblables, en particulier l’ADN (support de l’information génétique) et les protéines (support de l’expression de cette information). Les mécanismes par lesquels les biomolécules interagissent, en particulier les mécanismes de la production d’énergie et les mécanismes des biosynthèses, sont également très similaires. On verra plus loin que l’ADN et les protéines apportent en outre des informations exceptionnelles sur l’évolution.
Unité de construction
Tous les êtres vivants sont constitués d’une ou plusieurs cellules, plus petite unité élémentaire possédant toutes les caractéristiques du vivant. Les cellules de tous les êtres vivants possèdent des caractéristiques communes et leur fonctionnement est remarquablement semblable chez les différents organismes.
Enseignements de la paléontologie
Les roches sédimentaires déposées au cours des temps géologiques contiennent des fossiles correspondant à des formes vivantes que l’on peut voir se succéder au cours de l’histoire de la Terre. Les fossiles montrent que les espèces ont subi des modifications au cours du temps et que certaines ont disparu tandis que de nouvelles apparaissaient. De nombreux fossiles sont caractéristiques de transitions entre groupes différents, par exemple entre poissons et amphibiens, et permettent de dater l’apparition de nouveaux groupes.
Enseignements de l’anatomie comparée
Les variations à partir d’un même plan d’organisation, comme les différents types de membres des vertébrés (patte, bras, aile, nageoire) qui sont construits avec des os semblables et de même origine embryonnaire, montrent que des organes différents peuvent s’élaborer à partir d’un même plan général.
Ces données sont en accord avec les informations apportées par les fossiles en permettant, par exemple, de montrer que les mammifères marins sont les descendants de mammifères terrestres ou que les oiseaux sont les descendants de certains reptiles. Malgré une biodiversité immense, les animaux et végétaux actuels et fossiles peuvent être regroupés en un nombre limité de lignées évolutives partageant chacune un même plan d’organisation qui existait déjà il y a plusieurs centaines de millions d’années, comme le montrent les vestiges fossiles. Les variations autour d’un même plan d’organisation au sein des lignées évolutives donnent naissance à des solutions variées. Ces dernières conduisent à la formation d’espèces variées à partir d’un même ancêtre commun, ce qu’il est convenu d’appeler une radiation évolutive. Ces espèces peuvent faire face aux contraintes d’environnements divers, rendant possible l’exploitation d’une large variété de milieux.
La diversité des becs correspond à des variations sur un même thème correspondant à des modalités d'alimentation variées chez les oiseaux
Ainsi, par exemple, il existe plusieurs centaines de milliers d’espèces différentes d’insectes et elles sont adaptées à pratiquement tous les milieux de la planète à l’exception du milieu marin.
Avec près d'un million d'espèces différentes les insectes occupent presque tous les milieux terrestres
Même un groupe beaucoup plus restreint en nombre d’espèces, comme celui des mammifères, par exemple (environ 5 000 espèces), comporte des animaux aussi différents que les rongeurs, les félins, les primates, les cétacés, les chauves-souris, etc. qui exploitent des milieux variés et ont des modes de vie très différents. Malgré une morphologie à première vue très différente (un singe ne ressemble guère à une chauve-souris), tous les vertébrés terrestres (et ceux retournés secondairement au milieu aquatique, comme les mammifères marins) partagent un même plan d’organisation, héritage d’un ancêtre commun.
Un même plan d'organisation sous-tend l'impressionnante diversité des vertébrés
Enseignements de la biologie du développement
Les organismes appartenant à une même lignée évolutive présentent un développement embryonnaire comparable, même s’ils diffèrent considérablement à l’état adulte, comme on l’a vu plus haut pour les mammifères. Par exemple, les balanes et les anatifes (« pousse-pied »), malgré leur apparence proche de celle de certains mollusques, sont des crustacés et présentent des stades larvaires comparables à ceux des autres crustacés, comme les crevettes, même s’ils vivent à l’état adulte fixés à des rochers ou à des coquilles d’huîtres ou de moules.
Malgré des morphologies différentes à l'âge adulte, la similitude des larves montre que les balanes sont des crustacés comme les crevettes
De plus, on a découvert que les gènes qui contrôlent les événements précoces du développement embryonnaire, par exemple la mise en place des principaux axes du corps (avant-arrière, ventral-dorsal), sont très semblables dans les différentes lignées explorées, depuis les vers jusqu’aux vertébrés en passant par les insectes. Dans certains cas, il est même possible d’assurer un développement normal en remplaçant un tel gène de souris par son équivalent prélevé chez une mouche. Ces gènes seraient donc très anciens puisqu’ils auraient déjà été présents chez l’ancêtre commun à toutes ces lignées il y a quelques 550 millions d’années.
Enseignements des séquences d’ADN et de protéines
L’ADN et les protéines sont des polymères, c'est-à-dire des molécules formées par la répétition d’un petit nombre d’éléments de construction, quatre pour l’ADN, vingt pour les protéines, les mêmes chez tous les êtres vivants. Comme c’est la séquence de ces éléments de construction qui constitue l’information et que des mutations qui se produisent au hasard se traduisent par des modifications de séquence qui s’accumulent au cours du temps, leur comparaison chez des représentants actuels de différentes lignées permet d’établir et de quantifier leurs relations de parenté de façon très précise, au moins pour les espèces actuelles dont l’ADN et les protéines sont aisément disponibles. Ceci permet d’établir un arbre phylogénétique, c'est-à-dire la généalogie évolutive des espèces, de façon très rigoureuse. L’arbre obtenu confirme et précise les arbres qui ont été établis sur d’autres bases (paléontologie, anatomie comparée, biologie du développement, etc.).
Conclusion
La théorie de l’évolution constitue la grande théorie unificatrice qui a permis de faire converger les différents champs de la connaissance du vivant depuis le niveau moléculaire jusqu’à celui des populations. Une des conséquences de l’évolution est que les espèces actuelles sont d’autant plus proches, par leur ADN, leurs protéines, leur anatomie, etc. qu’elles sont plus étroitement apparentées entre elles, c’est à dire qu’elles partagent un ancêtre commun plus récent. Ceci a conduit à fonder la classification du vivant sur les relations de parenté évolutive plutôt que sur les seules ressemblances morphologiques. Ceci revient à classer les organismes en fonction des caractéristiques héritées de leurs ancêtres communs, c'est-à-dire en fonction de leur « généalogie » évolutive. C’est pourquoi on parle désormais de classification phylogénétique du vivant. L’ensemble des informations réunies indépendamment par les différents domaines de la biologie et par la paléontologie constituent un faisceau d’arguments qui convergent de façon cohérente pour soutenir la notion d’évolution du vivant. Aucune donnée scientifique pertinente n’a pu jusqu’ici la remettre en cause en tant que telle, même si les mécanismes en œuvre restent l’objet de débats. La notion d’évolution s’est imposée comme tellement fondamentale pour la biologie que Theodosius Dobzhansky, un des grands spécialistes de l’évolution, a pu écrire : « Rien n’a de sens en biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution ».
Bibliographie
- Darwin et l'évolution expliqués à nos petits-enfants. Pascal Picq, Seuil, 2009
- Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde. Jean Claude Ameisen, Fayard/Seuil, 2009
- Darwin viendra-t-il ? Le débat d’Oxford. Luc Perino, Le Pommier, 2008
- Un site comportant les œuvres complètes de Charles Darwin (en anglais), mais aussi 20 000 lettres, une bibliographie, le catalogue des manuscrits, des photos de spécimens, des biographies, etc.