Longtemps, le dessin a été la seule façon de représenter l’anatomie du cerveau révélée par les dissections. On peut aujourd’hui regarder le cerveau, vivant. Ceci est le résultat de travaux de mathématiciens, d’informaticiens, de spécialistes du traitement du signal, de physiciens, de chimistes, de biologistes, de médecins…
Le livret "Le cerveau humain en quelques pages", téléchargeable ci-dessus, vous présente cet organe fascinant autour de quatre parties :
- Le cerveau, un mystère
- Acquérir des connaissances sur le cerveau : toute une histoire
- Le cerveau humain
- Regarder et représenter le cerveau
Le cerveau humain en bref :
Quelques caractéristiques
Le cerveau est formé de deux hémisphères, droit et gauche, fortement reliés entre eux. Dans chaque hémisphère, des sillons profonds délimitent des lobes : les lobes frontal, pariétal, temporal et occipital. L’activité du cerveau est intense en matière de consommation d’énergie : il consomme 20 % de l’énergie totale de l’organisme, alors qu’il ne représente que 2 % du poids du corps. Sa source d’énergie principale est le glucose. Le cerveau est un des organes les plus vascularisés de l’organisme, il a besoin constamment et massivement de l’oxygène apporté par les vaisseaux sanguins.
Le tissu nerveux - La synapse
Le tissu nerveux humain est composé de neurones, au nombre d’environ une centaine de milliards, et de cellules gliales. Les neurones sont répartis à la surface des hémisphères cérébraux où ils forment le cortex cérébral (ou substance grise), et en profondeur sous la forme de noyaux gris centraux. Le neurone est formé d’un corps cellulaire, de prolongements courts, les dendrites, et d’un axone, prolongement fin et long qui se termine par de nombreuses arborisations. Des points de connexion, appelés synapses, relient les neurones entre eux. Un neurone peut être connecté à des centaines, voire un millier d’autres neurones. Les neurones se transmettent de l’information sous forme de signaux électriques qui circulent le long des axones et de médiateurs chimiques au niveau des synapses. Les cellules gliales interagissent avec les neurones qu’elles protègent et nourrissent.
Le cerveau, un organe hyper connecté
Schématiquement, chaque région du cortex cérébral correspond à une fonction particulière. Par exemple, dans la partie arrière du cerveau (lobes occipitaux et pariétaux), des régions sont spécialisées dans le traitement des informations provenant des organes des sens ; le lobe frontal est spécialisé dans l’action, le comportement, la prise de décision… Cependant, cette approche « régionale » du cortex ne tient pas compte de l’organisation en réseaux des neurones qui sont interconnectés grâce aux synapses. Les axones peuvent être très longs, reliant des régions cérébrales éloignées les unes des autres et leur permettant d’interagir. L’architecture des connexions est dynamique. Plus une connexion entre deux neurones est utilisée, plus elle se renforce et fait passer l’information plus rapidement. A l’inverse, les synapses non utilisées finissent par disparaître. Les apprentissages modifient l’efficacité de la transmission synaptique, par des mécanismes de plasticité synaptique.
Les faisceaux de fibres nerveuses : la substance blanche
Sous le cortex et autour des noyaux profonds, se trouve la substance blanche, composée principalement de la multitude des fibres nerveuses (les axones entourés de myéline) qui relient les neurones entre eux. Les faisceaux de fibres nerveuses connectant des régions, parfois très distantes, peuvent être considérées comme les autoroutes du cerveau. Chaque réseau de neurones est connecté à d’autres, de façon extraordinairement organisée… On parle aujourd’hui de connectome.
Tous les cerveaux humains se ressemblent, chaque cerveau est unique
Tous les cerveaux humains, produits de l’évolution, se ressemblent. Mais le cerveau est un organe dynamique : il se développe depuis les stades embryonnaires jusqu’à l’adolescence et il se modifie tout au long de la vie. Ce que vit un individu, ses apprentissages, ses expériences, son vieillissement, ses maladies, influence l’organisation de ses réseaux de neurones.
La recherche sur le cerveau : une longue histoire, des développements récents
Le cerveau et son fonctionnement fascinent depuis l’Antiquité au moins. La recherche scientifique contemporaine est très active, regroupant de nombreuses disciplines. Les progrès des méthodes d’exploration du cerveau, notamment l’IRM (imagerie par résonance magnétique, anatomique ou fonctionnelle), depuis une cinquantaine d’années, ont permis le développement considérable de nos connaissances sur le cerveau et son fonctionnement.
> A voir également, le livret "le cerveau humain en quelques pages"
Paroles de scientifiques
L'information sculpte notre cerveau, la plasticité du cortex cérébral
Une fois captées par les organes sensoriels, les informations de l’environnement arrivent au cerveau où elles peuvent modeler les connexions dans le cortex cérébral. Il s’agit de la plasticité corticale, clé de voûte de tout apprentissage, présente dès la naissance et mobilisable tout au long de la vie.
Clémence Bernard (PhD, chercheur postdoctoral au Centre for Developmental Neurobiology, King’s College London, Royaume-Uni)
Le développement du cerveau continue après la naissance
Le cerveau humain est composé d’une centaine de milliards de neurones, qui communiquent via des millions de milliards de connexions. Si tous ces neurones, ou presque, sont présents à la naissance, le développement du cerveau est loin d’être terminé. En effet, la grande majorité des connexions entre les neurones, appelées synapses, se forme après la naissance.
Chaque neurone est constitué d’un corps cellulaire et de nombreux prolongements (un axone et plusieurs dendrites). L’axone forme un contact fonctionnel, la synapse, sur le corps cellulaire ou sur les prolongements d’autres neurones. Les synapses permettent donc un transfert rapide et efficace de l’information d’un neurone à l’autre et la bonne formation des synapses est essentielle pour le fonctionnement du cerveau. Jusqu’à la fin de l’adolescence, de nouvelles synapses sont créées : pour optimiser la communication entre les neurones, les synapses les plus utilisées sont consolidées, et les autres sont éliminées.
Les connexions du cortex cérébral sont sculptées par l’expérience…
Le cortex cérébral est la partie la plus périphérique du cerveau des mammifères. Il est découpé en plusieurs régions fonctionnelles appelées aires corticales : les aires sensorielles, les aires motrices et les aires d’association. La taille et l’importance fonctionnelle de ces régions varient selon les mammifères. Par exemple, le cortex préfrontal (siège des fonctions cognitives supérieures) représente pratiquement un quart du cortex humain alors qu’il est quasi absent et peu différencié chez les rongeurs.
Le cortex cérébral postnatal (de l’enfant et de l’adolescent) est particulièrement sensible aux informations du monde extérieur. Jusqu’à la fin de l’adolescence, ces informations vont sculpter les synapses corticales : selon les stimuli de l’environnement, certaines synapses seront renforcées et d’autres éliminées. Ce processus permet de (re)modeler les réseaux de connexions corticales pour adapter le fonctionnement du cerveau à son environnement et pour optimiser le transfert de l’information. Cette capacité du cortex cérébral à réorganiser ses connexions en réponse à des changements de l’environnement est appelée plasticité corticale. Cette plasticité corticale a été décrite pour la première fois il y a une cinquantaine d’années par David Hubel et Torsten Wiesel, lors de leurs travaux sur le développement du système visuel des chatons. Leur expérience consistait à fermer un des deux yeux de chatons à la naissance, à ré-ouvrir cet œil 6 mois plus tard chez le chat devenu adulte, à le stimuler et à observer la réponse de neurones du cortex visuel. L’œil ré-ouvert était intact, mais les circuits de neurones dans le cortex visuel se sont révélés irréversiblement modifiés. Priver le chaton d’une expérience visuelle normale pendant le développement postnatal a donc des conséquences durables sur la connectivité et la physiologie de son cortex visuel, et donc sur sa vision.
Après la naissance et l’ouverture des yeux, le cortex visuel doit répondre à ce nouveau flux d’information : les neurones de la rétine informent les neurones du cortex visuel sur les changements de stimuli du monde extérieur. La plasticité du cortex visuel provoque le renforcement ou l’élimination de synapses pour assurer un calibrage du cortex juvénile avec son environnement. En effet, les synapses mises en place et consolidées pendant le développement postnatal se maintiennent durablement à l’âge adulte. Depuis les travaux fondateurs d’Hubel et Wiesel, récompensés par le prix Nobel en 1981, ces expériences de privation sensorielle ont été répétées sur d’autres modèles animaux (rongeurs, primates) et pour d’autres aires fonctionnelles du cortex (somato-sensoriel par exemple), montrant que ce phénomène de plasticité était commun à de nombreuses régions du cortex cérébral.
… pendant des périodes spécifiques du développement, appelées périodes critiques
Cependant, les mêmes expériences de privation sensorielle effectuées à l’âge adulte ne modifient que très peu les connexions corticales : obturer un œil chez un chat ou un rongeur adulte n’entraine pas ou peu de réorganisation des connexions du cortex visuel. La capacité du cortex à réorganiser la structure de ses réseaux de synapses a lieu en effet pendant des périodes spécifiques du développement postnatal, appelées périodes critiques. Pendant ces périodes critiques, le cortex est particulièrement plastique en réponse aux informations du monde extérieur : un nouveau stimulus (par exemple une nouvelle mélodie) va créer et renforcer durablement certaines synapses (dans le cortex auditif).
Toutes les aires corticales ne sont pas plastiques en même temps. Le cortex cérébral n’ « apprend » pas tout au même âge et chaque région corticale a sa propre période critique. Des périodes critiques ont été identifiées pour les aires sensorielles (vision, audition) et motrices, mais aussi pour des fonctions cognitives comme le langage et les interactions sociales. Ces périodes de forte plasticité sont étalées dans le temps pendant le développement postnatal : certaines ont lieu pendant la petite enfance, d’autres à l’adolescence. Au cours du développement postnatal, les aires sensorielles et motrices sont plastiques plus tôt que les aires qui gèrent des fonctions cognitives supérieures. Cette plasticité du cortex cérébral lui permet donc d’intégrer une à une les informations du monde extérieur (sons, images, etc.) pour sculpter durablement les interactions entre les neurones qui le composent.
Les périodes critiques pour la plasticité corticale sont étalées dans le temps. © C. Bernard
La plasticité : sculpter le cortex par et pour l’apprentissage
Ces périodes critiques de plasticité ont été observées chez de nombreuses espèces. La période critique pour l’apprentissage du chant chez les oiseaux passereaux est un exemple fameux. Chaque passereau possède un chant spécifique à son espèce, que l’oisillon apprend en écoutant son « tuteur » pendant une période critique de son développement, peu après l’éclosion. Une fois adulte, le jeune oiseau chante cette même mélodie, qui restera inchangée pour le reste de sa vie. Les oisillons élevés en isolation acoustique ne produisent qu’un chant pauvre et stéréotypé et une mélodie entendue avant ou après la période critique ne contribue pas au développement du chant de l’oisillon. Il est très intéressant de noter que les oisillons qui n’entendent qu’un enregistrement de cette même mélodie l’apprennent mal, ce qui suggère que l’interaction sociale est essentielle à l’apprentissage.
La parole humaine présente de nombreux parallèles avec le chant des oiseaux et des périodes critiques pour l’apprentissage de la parole ont aussi été identifiées pour l’espèce humaine. Les douze premiers mois de la vie d’un enfant présentent de nombreuses étapes spécifiques pour la perception et la production de sons et sont donc essentiels pour l’apprentissage de la parole. Comme pour les passereaux, l’apprentissage de la parole chez les enfants requiert une expérience auditive : les rares exemples d’ « enfants sauvages » montrent que ces enfants qui grandissent sans interaction sociale et sans entendre la parole d’autrui n’apprennent ensuite à parler qu’avec une grande difficulté. Un célèbre cas d’enfant sauvage est celui de Victor de l’Aveyron, qui inspira le cinéaste François Truffaut (L’enfant sauvage, 1970). Trouvé dans les bois à l’âge d’environ 12 ans et pris en charge par un médecin, Jean Itard (1774-1838), qui tenta de lui apprendre à parler, Victor n’a jamais pu articuler que quelques sons.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote (384-322 avant J.-C.) remarquait déjà : « La façon dont on est élevé dès l’enfance n’a pas, dans ces conditions, une mince importance. Que dis-je ? Cette importance est extrême, elle est tout à fait essentielle. »
Un autre exemple moins extrême est l’apprentissage d’une nouvelle langue. L’aptitude à apprendre une seconde langue diminue graduellement au cours du développement postnatal. Des enfants qui ont appris une nouvelle langue entre l’âge de 3 et 7 ans parlent cette langue comme des locuteurs natifs. Après l’âge de 6-8 ans, leurs performances diminuent. Une nouvelle langue apprise après la puberté sera toujours parlée avec un accent, des intonations et des accentuations étrangers à cette langue.
Les changements anatomiques et structuraux provoqués sur le cortex humain par l’apprentissage sont observés principalement par imagerie à résonance magnétique fonctionnelle. Ces études ont montré par exemple un remodelage des aires sensorielles du cortex chez des enfants malvoyants ayant appris à lire le braille (écriture tactile à l’usage des aveugles et malvoyants inventée par Louis Braille (1809-1852)) : les aires somato-sensorielles (du toucher) envahissent les aires habituellement dédiées à la vision. Comme l’apprentissage d’une nouvelle langue, l’ampleur de ces modifications structurales diminue fortement à l’âge adulte. Mais si la forte plasticité du cortex juvénile diminue avec l’âge, elle ne disparait pas pour autant. Une certaine forme de plasticité persiste et permet l’apprentissage à l’âge adulte. Nous pouvons donc heureusement apprendre des choses nouvelles toute notre vie ! Au lieu de créer ou éliminer des synapses, c’est surtout l’efficacité des réseaux de synapses existants qui est modifiée au cours de l’apprentissage adulte. L’exercice et la répétition d’une tâche permettent le renforcement des connexions pour un meilleur apprentissage, tout au long de la vie.
Références
Ressources conseillées :
- Conférence de Stanislas Dehaene – Semaine du cerveau 2019 : Apprendre : comment la plasticité cérébrale de l’enfant diffère de celle de l’adulte
- Nicolas Giret, Institut des neurosciences Paris-Saclay (2017) Le Journal du CNRS : Étudier les oiseaux chanteurs pour comprendre l’apprentissage
Sources de l’auteur :
- Hensch, T. K. (2016). The power of the infant brain. Scientific American, 314(2), 64-69.
- Doupe, A. J., & Kuhl, P. K. (1999). Birdsong and human speech: common themes and mechanisms. Annual review of neuroscience, 22(1), 567-631.
Notre cerveau, ce que nous dise les sciences cognitives sur son organisation
Les deux cercles orange ont-ils la même dimension? Le cercle droit vous paraît plus grand que le gauche, n’est-ce pas ? Mais si vous faites une mesure, vous constaterez qu’ils ont la même taille. Vous êtes devant une illusion perceptive. Tout le monde a tendance à voir le cercle droit comme étant plus grand que l’autre !
Cette illusion résiste à la connaissance ; elle fonctionne même si on la connaît déjà ! Les illusions, ces phénomènes surprenants, sont utiles aux scientifiques : ils les considèrent comme des fenêtres ouvertes sur notre cerveau, révélatrices de son fonctionnement. Illusions, mais aussi certains de nos comportements et certaines pathologies nous permettent de comprendre comment les réseaux cérébraux traitent l’information.
Claire Sergent, Docteure en Neurosciences Cognitives, Maîtresse de Conférences. Laboratoire Psychologie de la Perception (UMR 8242) – CNRS / Université Paris Descartes – Centre Biomédical des Saints-Pères – Paris
Plan
1. Une organisation du cerveau en modules et en cartes
2. Reconstruire le monde : le cerveau statisticien
3. Rationnel versus émotionnel ?
4. Un cerveau et un corps
5. Conscient, non-conscient : différents modes de traitement des informations par le cerveau
6. Un cerveau, des cerveaux !
1. Une organisation du cerveau en modules et en cartes
On ne peut être qu’intrigué qu’un organe biologique puisse être à l’origine de ce foisonnement d’idées, de raisonnements, de perception, de rêves, de sentiments, qui constituent notre vie mentale. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : si une petite partie du cerveau est endommagée, une faculté mentale particulière est perdue ; si une autre partie du cerveau est endommagée, une autre faculté mentale particulière est perdue.
Une observation célèbre et fondatrice dans l’exploration des relations entre cerveau et activité mentale est celle de Paul Broca (1824-1880). En 1861, ce médecin français examine un patient, Monsieur Leborgne, qui ne parvient plus à prononcer d’autres syllabes que « tan ». Il n’arrive pas non plus à s’exprimer par écrit. Pourtant, il reste capable de comprendre ce qu’on lui dit. A la mort de ce patient, Paul Broca fait l’autopsie de son cerveau, et découvre une lésion importante dans le cortex frontal inférieur gauche. Il fera la même observation chez d’autres malades, confirmant le lien systématique entre cette aire, appelée maintenant aire de Broca, et la production du langage. Dix ans plus tard, Carl Wernicke (1848-1905), un neurologue allemand, met en évidence une autre aire cérébrale, dans le cortex temporal gauche, qui est impliquée non pas dans la production, mais dans la compréhension du langage.
Ces observations révèlent un des principes fondamentaux de la relation entre notre cerveau et nos capacités mentales : une organisation en régions spécialisées, que l’on appelle aussi « modules ». De la même manière que certaines aires cérébrales sont essentiellement dédiées au langage, certaines autres aires sont spécialisées dans le traitement de l’information visuelle, d’autres sont spécialisées dans le traitement de l’information auditive, d’autres encore commandent au corps de bouger, etc.
Une aire spécialisée se compose de plusieurs aires encore plus spécialisées : parmi les aires visuelles, par exemple, des aires sont plus particulièrement dédiées à la reconnaissance des visages, d’autres à la reconnaissance des mots, d’autres à la perception du mouvement, etc.
Toutes ces aires communiquent entre elles, bien sûr, mais chacune d’entre elles reçoit spécifiquement un type précis d’informations, effectue certains types de transformation sur ces informations, et transmet le résultat de cette transformation à d’autres aires.
On peut se représenter le cerveau comme une collection de spécialistes qui communiquent entre eux et s’influencent les uns les autres.
Lorsqu’on entre dans le détail, on observe qu’au sein de chacune de ces aires spécialistes, l’information est souvent ordonnée selon un schéma compréhensible, comme une carte de l’information.
Les différentes aires visuelles sont autant de cartes du monde visuel. Le cortex visuel primaire représente une carte maîtresse d’où découlent les autres cartes visuelles. Lorsqu’un objet se trouve au centre de notre vision, son image est représentée par la partie la plus postérieure du cortex visuel primaire, à la pointe du cortex occipital. Les objets qui se trouvent juste à côté sont représentés par une région un peu plus antérieure dans l’aire visuelle, et plus un objet s’éloigne du point central, plus sa représentation est éloignée dans la carte de l’aire visuelle.
Mais cette représentation est très déformée : la représentation du centre de vision occupe une partie très importante de la carte, autrement dit de nombreux neurones sont dédiés à l’information qui provient de cette zone, permettant une représentation très précise et détaillée ; à mesure que l’on s’éloigne en périphérie, la représentation occupe moins d’espace dans la carte visuelle, elle devient moins détaillée, plus « floue ». Cette carte du monde visuel a donc « un point de vue ». Les techniques d’imagerie cérébrale actuelles permettent de reconstruire l’organisation de la carte visuelle de chaque individu et de constater que les principes d’organisation spatiale de cette carte cérébrale se retrouvent chez tous les individus, mais que le degré de déformation peut varier d’un individu à l’autre.
Pour les sons, l’organisation spatiale est moins évidente, le trait principal d’organisation est « tonotopique », c’est à dire qu’il est fonction de la « hauteur » des sons, des plus aigus aux plus graves.
Pour la sensation de toucher, on retrouve une carte des différents endroits du corps, à l’arrière du sillon central. Encore une fois, cette carte est distordue par rapport aux proportions réelles : la bouche et la langue sont représentées de manière beaucoup plus précises et développées que le front par exemple. Une carte similaire lui fait face, à l’avant du sillon central, pour la commande motrice (certaines régions du corps nécessitent plus de commandes que d’autres, la main et la bouche par exemple). Cette représentation du corps au niveau du cortex est un être difforme que l’on appelle homonculus.
L’homonculus (Cliquez sur l'image pour l'agrandir)
L’unité constitutive de ces cartes est bien sûr le neurone. Si l’information est organisée de façon spécialisée, c’est parce que chaque neurone, à sa place, est spécialisé. Lorsqu’on enregistre l’activité d’un neurone dans l’aire visuelle primaire, on constate qu’il ne s’active que lorsqu’on présente un objet à un endroit précis du champ visuel et si l’objet est présenté avec l’orientation que reconnait spécialement ce neurone (certains neurones reconnaissent les lignes obliques, d’autres les lignes horizontales, etc.).
Dans le cerveau, quelle que soit l’échelle à laquelle on l’observe, l’information est organisée, et les principes de cette organisation sont communs à tous les individus d’une même espèce.
Quels types de traitement de l’information effectue le cerveau, au sein de cette structure organisée ?
2. Reconstruire le monde : le cerveau statisticien
Dans le champ de la perception, on peut être tenté de supposer que des fonctions comme voir, entendre ou sentir requièrent des calculs peu complexes de la part du cerveau : si nous ouvrons les yeux, toute l’information visuelle est là, et il suffirait, en somme, de l’enregistrer, d’en prendre acte. Mais si l’on essaie de construire des machines qui « voient », on réalise alors l’ampleur du défi : « voir », c’est en fait un exploit computationnel.
S’il a fallu environ dix ans pour mettre au point un superordinateur qui puisse battre le champion du monde d’échecs, Garry Kasparov, il a fallu bien plus longtemps pour tout juste commencer à savoir faire de la reconnaissance d’objets et de visages par ordinateur : or un être humain reconnaît constamment et sans effort des objets et des visages.
© Cl. Sergent
Qu’y a-t-il donc de si complexe dans la perception ? Sur l’illustration 2, quels sont les objets identiques entre A, B et C ? Il est évident que B et C correspondent au même objet, un cylindre, vu sous différents angles, tandis que A n’est pas un cylindre. Cette évidence n’est certainement pas dans le dessin lui-même. Elle réside dans notre connaissance du monde et des objets du monde en trois dimensions. La section d’un cylindre se projette sur la rétine de manière très différente selon que l’objet est vu d’en haut (B), ou de côté (C). Mais pour l’observateur, c’est bien le même objet, ça se « voit » ! A l’inverse, il ne fait aucun doute que A et C ne représentent pas le même objet, pourtant la section de A et la section de C se projettent de manière identique sur la rétine, comme le soulignent les détails reproduits sous chaque objet.
A partir d’une information très ambiguë, par exemple une ellipse sur la rétine, le système visuel reconstruit l’objet du monde extérieur qui est le plus probablement à l’origine de cette information. Pour cela il a besoin non seulement d’intégrer les différents indices présents dans l’image, mais aussi de combiner cette analyse avec ses connaissances sur le monde : toute l’expérience qu’il a emmagasinée lui sert d’a priori pour interpréter ce qui est là.
L’illustration 3 nous démontre l’existence de ces a priori de manière encore plus flagrante. Elle représente la face d’un dé à 5 points.
Nous voyons sans aucun doute les 4 points en périphérie en creux, et le point central en relief.
Mais si nous retournons l’image à 180°, on ne voit plus le dé de même façon, la perception du relief est inversée. C’est que pour interpréter un relief sur une image en 2 dimensions, nous avons besoin de savoir d’où vient la lumière.
En l’absence d’indices particuliers sur la provenance de la lumière, le cerveau suppose spontanément que la lumière vient d’en haut, c’est pourquoi l’interprétation du relief dans cette image dépend de ce qui est en haut et de ce qui est en bas. Cet a priori d’une lumière qui vient du haut est correct, puisque c’est statistiquement le cas le plus souvent dans notre environnement naturel !
Cette expérience et de nombreuses autres confirment que le système visuel utilise spontanément des a priori, c’est à dire des informations qui ne sont pas dans l’image, pour en livrer une interprétation.
On s’amuse souvent des illusions visuelles comme autant « d’erreurs » de notre perception. Or si on en comprend l’origine, on réalise qu’il ne s’agit pas tant d’erreurs mais bien plutôt de révélateurs du formidable fonctionnement par statistique inférentielle de la perception : la perception va bien au delà de l’information présente sous nos yeux à un instant donné. Il s’agit de combiner au mieux les a priori issus de notre évolution ou de notre mémoire avec les données qui nous parviennent du monde extérieur.
L’inférence ne se limite pas au domaine perceptif, loin de là. Le cerveau interprète ce qui lui parvient, quelle qu’en soit la modalité. Il semble que l’on retrouve ce principe computationnel fondamental dans tous les domaines de la cognition : nous sommes tous des statisticiens nés, avant même d’avoir entendu parler de statistiques !
Dès la naissance, le bébé semble doté de compétences pour ce type de raisonnement probabiliste.
Devant des bébés de huit mois, un expérimentateur tire au hasard 5 balles d’une urne dont le contenu est caché. Une fois cet échantillon tiré, l’expérimentateur montre le contenu de l’urne aux bébés. Si l’expérimentateur avait tiré une boule blanche et que l’urne contient 4 boules rouges et une boule blanche, les bébés sont surpris et regardent l’urne plus longtemps que dans le cas inverse où le contenu est plus plausible.
Ce qui se passe au niveau des circuits neuronaux est un sujet de recherche très actif. L’hypothèse générale est que les circuits neuronaux sont sensibles aux statistiques de l’environnement, font des prédictions et confrontent ces prédictions aux entrées sensorielles pour ajuster leur « modèle interne ». En effet, dans le cerveau, l’information est représentée sous forme probabiliste : si l’on présente un trait penché de 45°, les neurones du cortex visuels « spécialistes » de 45° vont répondre très fortement, mais les neurones spécialistes d’angles proches comme 40° ou 50° vont également répondre un peu, représentant en quelque sorte la possibilité que l’angle mesure un peu plus ou un peu moins que 45°. Ce mode de représentation probabiliste rend en quelque sorte naturel le calcul d’inférences statistiques sur les représentations neuronales.
Ainsi, un des hauts faits du traitement cérébral est de permettre, sur la base d’une information nécessairement incomplète et ambiguë, d’inférer le réel. L’inférence Bayésienne rend également bien compte des processus de perception : étant donné des entrées ambigües, le cerveau en reconstruit l’interprétation la plus probable. La règle de Bayes indique comment combiner, de façon optimale, les a priori issus de notre évolution ou de notre mémoire avec les données reçues du monde extérieur.
3. Rationnel versus émotionnel ?
Le cerveau, cette merveilleuse machinerie qui met en oeuvre des inférences sophistiquées sur le monde, s’est construit au fil de l’évolution, probablement pas pour la beauté du savoir qu’il peut extraire dans l’absolu, mais plutôt en raison de la valeur adaptative que ces capacités cognitives apportent à l’individu qui les possède.
Ceci marque sans doute l’une des différences fondamentales entre les systèmes cognitifs naturels et les systèmes cognitifs artificiels, robots ou ordinateurs, tels qu’ils sont conçus actuellement. Si l’on peut voir le cerveau comme une machine de traitement de l’information, une de ses caractéristiques remarquables est qu’elle a un point de vue (et plusieurs millions d’années d’évolution derrière elle !). Cette observation est très importante si l’on veut comprendre les résultats des études qui interrogent le caractère « rationnel » de la cognition humaine.
Le cerveau humain effectue spontanément des inférences statistiques complexes. Et pourtant, lorsqu’on demande explicitement à des individus d’effectuer un raisonnement sur des probabilités, on peut observer qu’ils s’écartent systématiquement du choix rationnel qui aurait été fait par un ordinateur. Ils ont une véritable aversion pour le risque.
On soumet à des volontaires les deux options suivantes et ils doivent indiquer laquelle des deux a leur préférence : (a) gagner à coup sûr 240 € ou (b) avoir 25 % de chance de gagner 1000 € et 75 % de chance de ne rien gagner du tout. La majorité choisit l’option (a). Pourtant, le gain moyen est plus grand dans l’option (b), puisqu’il est de 250 € (1 chance sur 4 de gagner 1000 €).
Le choix majoritaire peut sembler « irrationnel », mais il a tout de même une « logique ». Il témoigne du fait que la décision humaine incorpore d’autres paramètres au calcul des probabilités, en l’occurrence « l’aversion au risque » : la plupart des êtres humains préfèrent un petit gain certain, qu’un gain plus important mais aléatoire. Cette observation a des implications très importantes notamment en économie, car elle montre qu’il est erroné de supposer que nous sommes des agents économiques faisant des choix « rationnels » : bien d’autres paramètres entrent en ligne de compte. Ces paramètres « extra-rationnels » reflètent sans doute le fait que l’individu fait des calculs, non pas dans l’absolu, mais à partir de son point de vue personnel.
Les études actuelles suggèrent que, pour faire un choix, l’individu pèse les différentes options en anticipant les émotions qu’il ressentira : si j’opte pour l’option (a), est-ce qu’elle me procurera une émotion plus positive que l’option (b) ? S’il est vrai que les émotions peuvent parfois conduire à des décisions néfastes à tous points de vue, même pour l’individu lui-même, elles sont en réalité essentielles au bon déroulement de la prise de décision. Il faut nuancer l’antagonisme ancien entre « rationnel » et « émotionnel ».
4. Un cerveau et un corps
Une analyse du traitement de l’information par le cerveau doit tenir compte du fait que le cerveau fait partie d’un corps qui bouge et interagit avec le monde. Nous comprenons le monde qui nous entoure en interagissant avec lui, nous ne sommes pas passifs devant l’information.
Lorsque nous regardons une image, nos yeux se déplacent en permanence. Et ils ne vont pas n’importe où ! Ils vont inspecter les endroits les plus à même de fournir des informations importantes, de sorte que l’on retrouve des schémas systématiques d’inspection d’une image chez tous les individus. Si quelqu’un nous parle, nos yeux vont en permanence « scanner » les yeux et la bouche de cet interlocuteur, les yeux notamment étant d’excellents indicateurs des émotions d’autrui.
Des recherches suggèrent que la cognition est dépendante de l’action, beaucoup plus intimement qu’on ne l’aurait imaginé. Même lorsque nous regardons un objet fixement, nos yeux ne sont pas totalement immobiles : ils font en permanence de tout petits mouvements, des « micro-saccades ». Ces mouvements font partie intégrante de la vision ; sans eux, nous ne pourrions pas « voir ». En effet, si par un dispositif ingénieux nous faisons en sorte qu’une image reste totalement fixe sur la rétine malgré les mouvements des yeux, l’image qui est devant nos yeux disparaît, nous ne la voyons plus. Une analyse précise de ce phénomène suggère que toute la machinerie du système visuel, qui reçoit ses informations de la rétine, est sensible non pas à l’information reçue à un instant t, mais aux petits changements d’information dus au micro-saccades.
Autrement dit, c’est la manière dont l’image bouge sur notre rétine avec les mouvements de nos yeux qui fournit à notre système visuel les informations les plus pertinentes et les plus fines pour la vision.
Encore une fois, ces observations dans le système visuel s’étendent à d’autres systèmes perceptifs, mais également à la construction de concepts abstraits, comme celui des nombres et de l’espace. Ce qui amène certains chercheurs à parler de « cognition incarnée » : notre cognition, même abstraite, se construirait vraisemblablement de manière différente si notre corps et nos moyens d’interaction avec le monde étaient différents.
5. Conscient, non-conscient : différents modes de traitement des informations par le cerveau
Jusqu’ici nous nous sommes intéressés aux grandes caractéristiques du traitement de l’information dans le cerveau, sans nous soucier de savoir si ce traitement était conscient ou non. Or un aspect fascinant de la cognition est que, non seulement nous traitons l’information, mais en plus, ça nous « fait quelque chose » ! Quand je vois, quand je touche, quand je sens, quand j’entends, quand je réfléchis, quand je me souviens, cela me fait quelque chose.
Y a-t-il des mécanismes de traitement de l’information qui expliquent ce phénomène ?
Il est tout d’abord important de réaliser qu’il existe bel et bien un traitement « automatique », non-conscient de l’information, et qu’il occupe une grande part de notre activité cérébrale, même lorsque nous sommes éveillés. Une quantité impressionnante d’informations coexistent en permanence dans notre cerveau, mais à chaque moment nous ne sommes conscients que d’une toute petite partie de cette information. Si l’on revient à la vision, le système visuel traite toute l’information qui arrive sur la rétine, mais à chaque instant il n’y a que quelques éléments visuels que nous sommes capables de rapporter explicitement, dont nous sommes capables de dire « je le vois ». L’information visuelle peut être traitée de manière très poussée sans pour autant devenir consciente.
Un exemple est celui des images subliminales. Si l’on nous présente très brièvement une image de visage, précédée et suivie d’images différentes qui la masquent, cette image devient subliminale, c’est à dire que nous n’avons pas le sentiment de la voir, et nous affirmons même que nous n’avons rien vu. Cependant, l’enregistrement de l’activité du système visuel montre qu’il détecte la présence du visage et peut même l’identifier. Cette activité inconsciente peut influencer notre capacité à juger une image consciente qui arrive juste après : nous serons plus rapides à identifier un visage s’il est précédé par l’image subliminale du même visage.
Ce n’est donc pas parce qu’une information est traitée par le cerveau, même de manière poussée, qu’elle est nécessairement consciente.
Que se passe-t-il de plus, ou de différent, dans notre cerveau lorsque nous devenons conscients d’une information ? Peut-on isoler la physiologie de l’expérience consciente ? A première vue, cette question paraît vraiment ardue, peut-être même hors de portée de l’investigation scientifique. Pourtant, des chercheurs ont révélé que la prise de conscience d’un stimulus s’accompagnait d’évènements neuronaux facilement observables avec les technologies actuelles, et reproductibles dans plusieurs conditions expérimentales.
La démarche suivie est finalement simple : on crée une situation expérimentale dans laquelle un même stimulus, lorsqu’il est présenté plusieurs fois à un individu, est perçu parfois consciemment, parfois non consciemment. Par exemple l’image d’un visage est présentée un tout petit peu plus longtemps qu’une image subliminale, de sorte qu’elle puisse être perçue consciemment, mais pas tout le temps. Donc, la stimulation extérieure ne change pas, mais l’expérience subjective change. L’expérimentateur observe ce qui change dans le cerveau lorsque l’individu dit qu’il a vu le visage, et lorsqu’il dit qu’il n’a rien vu. Lorsque la personne dit qu’elle n’a rien vu, on observe des activations dans le cortex visuel qui témoignent du traitement inconscient de l’image. Lorsque la personne dit qu’elle a vu l’image, on observe les mêmes activations dans le cortex visuel, mais elles s’accompagnent aussi d’activations dans tout un réseau d’aires cérébrales, incluant notamment les systèmes de l’attention et de la planification. Non seulement cette information est traitée par un réseau plus vaste, mais en plus les aires de ce réseau communiquent activement entre elles et maintiennent cette information active plus longtemps que si elle était restée inconsciente.
Grâce aux avancées de la recherche dans ce domaine nous pouvons commencer à proposer un scénario plausible des mécanismes de prise de conscience dans le cerveau (illustration 4) : lorsque nous recevons une information sensorielle, elle est d’abord traitée de manière automatique et très rapide par les parties du cerveau spécialistes de cette entrée sensorielle. Si cette information n’est pas partagée et n’est pas maintenue par un réseau plus vaste, elle reste inconsciente. Mais si le système attentionnel est disponible, cette information « locale » peut être amplifiée et transmise à d’autres aires non sensorielles, permettant un partage global de cette information.
Ce partage global semble pouvoir rendre compte de notre expérience consciente. En effet il constitue un traitement moins automatique, plus flexible : nous sommes capables de rapporter l’information car elle peut être transmise aux aires du langage, nous pouvons décider ou non d’intégrer cette information dans les choix que nous sommes en train de faire car elle peut être transmise aux aires de la planification, etc.
Il semble donc que l’évolution ait retenu deux grands modes de traitement au sein du cerveau : un mode de traitement « inconscient » qui est automatique, rapide, très efficace et qui fonctionne en parallèle sur toutes les informations qui nous parviennent ; et un mode de traitement « conscient », plus lent, qui ne prend en compte que quelques éléments à la fois, mais qui permet de faire des opérations extrêmement flexibles et non stéréotypées, et de diriger le comportement de manière cohérente malgré la masse d’information disponible.
Une expérience révèle la coexistence de ces deux modes de traitement. L’illustration 5 présente une liste de mots. L’expérimentateur demande, non pas de lire ces mots, mais de dire la couleur de chacun des mots à haute voix et le plus vite possible. Il y a fort à parier on se trompe, ou on hésite sur le dernier mot en ayant envie de dire « vert » alors que le mot est écrit en rouge.
Il s’agit de l’effet Stroop (du nom du psychologue John Stroop 1897- 1973). En effet, la route la plus automatique entre le système visuel et le langage, c’est celle de la lecture : une fois que l’on sait lire, on ne peut pas s’empêcher de lire le mot. Cependant, comme ce mot n’est pas subliminal, et que l’on en est rapidement conscient, la flexibilité mentale permet de passer par une autre route, afin de transmettre aux aires du langage l’information présente dans l’aire de la couleur. Ceci permet en quelque sorte de faire l’expérience des deux temps du traitement de l’information : d’abord la route automatique inconsciente, puis la route consciente, plus lente mais aussi plus flexible.
6. Un cerveau, des cerveaux !
La manière dont notre cerveau traite l’information est également façonnée par l’interaction avec nos congénères. Nos échanges incessants entre nous font que le traitement de l’information devient une affaire collective. Chez les êtres humains, le traitement collectif de l’information prend une dimension tout à fait particulière à cause du langage, qui permet une précision et une diversité dans la transmission de l’information inégalées par les autres modes de communication. L’art, la culture, la technologie et la connaissance en général ne seraient pas ce qu’ils sont dans l’espèce humaine sans ces échanges d’information qui transmettent croyances et savoirs à travers le temps au fil des générations et à travers l’espace.
Comment fonctionne cette transmission d’information ? Par exemple, que se passe-t-il lorsque deux personnes doivent échanger des informations pour aboutir à une décision commune ? Un expérimentateur demande à deux personnes, qui ne se connaissent pas, de détecter une cible visuelle difficile à voir. On présente la même cible aux deux participants, mais sur deux écrans séparés. Après chaque présentation, chacun indique d’abord séparément s’il considère que la cible était présente ou non, puis ils discutent ensemble pour aboutir à une décision commune sur la présence de la cible. Les résultats sont clairs : lorsque deux participants donnent une réponse commune, ils parviennent à faire mieux que le meilleur des deux participants. De plus, la manière dont ils combinent l’information est quasi optimale : ils ne peuvent pas faire mieux.
On démontre que le langage est nécessaire : si on élimine la phase de communication directe, les individus ne parviennent plus à combiner correctement leurs réponses individuelles, car ils ne peuvent plus échanger sur leurs niveaux d’incertitude à chaque essai. Grâce au langage, deux personnes qui ne se connaissent pas parviennent spontanément à combiner leurs informations de la meilleure façon possible. Cette expérience peut également tester les limites de cette interaction : si l’on donne à l’un des deux participants une information très dégradée par rapport à l’autre, et que donc les compétences des deux individus sur la détection de la cible deviennent très différentes, alors la performance commune est moins bonne que celle du meilleur individu.
En conclusion, s’ils ont des compétences similaires sur la décision à prendre, grâce au langage, deux cerveaux valent mieux qu’un.
Références
1. Une organisation en modules et en cartes
- Broca, Wernike et les autres aires du langage
- Organisation du système visuel du chat : Hubel, D. H., & Wiesel, T. N. (1959). Receptive fields of single neurones in the cat’s striate cortex. The Journal of physiology, 148(3), 574-591.
- Cartographie rétinotopique des aires visuelles chez l’homme : Sereno, M. I., Dale, A. M., Reppas, J. B., Kwong, K. K., Belliveau, J. W., Brady, T. J., … & Tootell, R. B. (1995). Borders of multiple visual areas in humans revealed by functional magnetic resonance imaging. Science, 268(5212), 889-893.
- Variation des cartes spatiales chez chaque individu : Schwarzkopf, D. S., & Rees, G. (2013). Subjective size perception depends on central visual cortical magnification in human V1. PloS one, 8(3), e60550.
2. Reconstruire le monde : le cerveau statisticien
- Dehaene S. Le cerveau statisticien : la révolution Bayésienne en sciences cognitives. Cours au Collège de France (2012)
- Statistiques intuitives chez le bébé : Xu, F., & Garcia, V. (2008). Intuitive statistics by 8-month-old infants. Proceedings of the National Academy of Sciences, 105(13), 5012-5015.
3. Rationnel versus émotionnel ?
- Prise de décision chez l’humain : Tversky, A., & Kahneman, D. (1981). The framing of decisions and the psychology of choice. Science, 211(4481), 453-458.
- Rôle des émotions dans la décision : Loewenstein, G., & Lerner, J. S. (2003). The role of affect in decision making. Handbook of affective science, 619(642), 3; Damasio, A. R. (2006). L’erreur de Descartes: la raison des émotions. Odile Jacob.
4. Un cerveau et un corps
- Etudes fondatrices sur le rôle des mouvements oculaires dans la vision (stabilisation d’images sur la rétine, schémas systématiques d’exploration d’une image par des saccades) : Yarbus, A. L. (2013). Eye movements and vision. Springer.
- Rôle des microsaccades dans la vision : Rucci, M., Iovin, R., Poletti, M., & Santini, F. (2007). Miniature eye movements enhance fine spatial detail. Nature, 447(7146), 852; J. Kevin O’Regan Laboratoire Psychologie de la Perception – CNRS – Institut Paris Descartes de Neurosciences et Cognition
5. Conscient, non conscient : différents modes de traitement du cerveau
- Sergent, C., Baillet, S., & Dehaene, S. (2005). Timing of the brain events underlying access to consciousness during the attentional blink. Nature neuroscience, 8(10), 1391.
- Sergent, C., & Naccache, L. (2012). Imaging neural signatures of consciousness:‘What’,‘When’,‘Where’and ‘How’does it work?. Archives italiennes de biologie, 150(2/3), 91-106.
- Dehaene, S. (2014). Le Code de la conscience. Odile Jacob.
- Stroop, J. R. (1992). Studies of interference in serial verbal reactions. Journal of Experimental Psychology: General, 121(1), 15.
6. Un cerveau, des cerveaux
- Bahrami, B., Olsen, K., Latham, P. E., Roepstorff, A., Rees, G., & Frith, C. D. (2010). Optimally interacting minds. Science, 329(5995), 1081-1085.
La parole : source d'informations pour le nourrisson
De la naissance à l’âge de trois ans, le petit enfant franchit les étapes essentielles de l’acquisition du langage : il comprend que la parole transmet de l’information et que ce signal acoustique continu peut être décomposé en briques élémentaires qui se combinent de multiples façons pour créer de nouveaux messages.
Ghislaine Dehaene-Lambertz, Directrice de recherche au CNRS, dirige l’équipe de Neuroimagerie du développement dans l’unité INSERM, U562, située à Neurospin au Centre CEA de Saclay.
Le langage humain, dès la naissance
La capacité d’enseigner et d’être enseigné est un phénomène tout à fait particulier à l’espèce humaine. Elle repose sur deux socles : le langage et la communication sociale. Bien avant d‘avoir inventé l’école, homo sapiens a éduqué ses petits et, bien avant d’entrer à l’école, le nourrisson apprend le monde extérieur. Le langage est le premier instrument de cette pédagogie naturelle. Invention du cerveau humain, il repose sur plusieurs principes. Tout d’abord, reconnaitre qui parle et quelles sont ses émotions est important dans l’univers social de l’espèce humaine.
Cet aspect social de la communication est partagé avec de nombreuses autres espèces animales. Mais le langage humain va au-delà. Il peut transmettre sans cesse de nouveaux messages grâce à un code basé sur un dictionnaire d’éléments simples qui peuvent être recombinés suivant des règles, et ce à différents niveaux.
Le premier niveau est représenté par l’assemblage des sons (phonèmes) qui différencie les mots et permet d’en créer des nouveaux : « bateau » peut être changé en « rateau » juste en modifiant le premier son et le mot « zateau » pourrait être créé pour décrire un nouveau gadget.
Le deuxième niveau concerne l’organisation de la phrase. Les trois phrases : « le chat poursuit le chien », « le chien poursuit le chat » et « le chat est poursuivi par le chien » n’ont pas la même signification. L’ordre des mots ainsi que la structure de la phrase sont utilisés pour créer un sens au-delà de la simple récupération du sens des mots « chat » « chien » et « poursuivre ». Cette souplesse dans les combinaisons possibles est à la base de la créativité du langage humain par rapport aux langages des autres animaux.
Enfin, le troisième principe du langage est qu’il transmet un message et donc repose sur le fait qu’il est possible de représenter le monde par une chaine d’étiquettes arbitraires. Ces trois aspects (le messager : qui parle et dans quel contexte ; le message : quelle information est transmise ; le code : comment représenter cette information par une suite de sons prononçables par le locuteur et décodables par l’auditeur) sont appris simultanément par le nourrisson et ce dès la naissance.
Apprendre le code
La parole est d’emblée un stimulus attirant pour le nouveau-né, sans doute parce que la voix de la mère est un élément important de l’environnement sonore pendant le dernier trimestre de la grossesse et que ce son harmonique et complexe est organisé avec une structure rythmique et mélodique. Cette structure est bien perçue par les nouveau-nés et leur permet de différencier des langues appartenant à des familles prosodiques différentes comme le français et le russe.
Rapidement les nourrissons acquièrent les caractéristiques sonores de la langue qui les entoure et connaissent à la fin de la première année de vie son rythme, sa mélodie, les phonèmes spécifiques utilisés par leur langue et comment ils se combinent à l’intérieur des mots. Leurs capacités d’analyse leur permettent également de repérer des régularités dans les syllabes qui composent la parole et de reconnaitre leurs premiers mots, comme leur prénom, « papa » et « maman » dès 4 mois. A la fin de la première année de vie, on estime que les nourrissons connaissent une cinquantaine de mots et qu’ils ont une idée des catégories « noms » et « verbes » dans la phrase.
Rembrandt Harmensz van Rijn, Femme rassurant un enfant effrayé par un chien (vers 1635-1636, plume et encre brune, rehauts de gouache blanche, 103 x 102 mm, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 5155)
Il y a un message
En parallèle à ces analyses fines de la structure de la parole leur permettant de découvrir le code de leur langue maternelle, les nourrissons semblent rapidement comprendre qu’il y a un message et que la parole transmet de l’information.
Lorsqu’on présente à l’écran l’enregistrement vidéo d’un expérimentateur en train de parler, et qui dirige ensuite son regard vers la droite ou la gauche, les nourrissons de 4 mois s’orientent plus vite vers l’objet qui apparait du côté indiqué par le regard lorsque la vidéo contient de la parole naturelle par rapport à une vidéo muette ou présentant de la parole inversée. Les nourrissons auraient ainsi l’intuition que la parole fait référence aux objets de leur environnement bien avant d’avoir un vocabulaire notable et de pouvoir eux-mêmes communiquer.
Les nourrissons dès 3 mois accordent plus d’attention aux objets qui ont au préalable été nommés qu’aux objets présentés en silence, ou même pointés du doigt. Ce n’est pas seulement l’attention qui est amplifiée mais aussi la façon dont les nourrissons considèrent ces objets : Des objets introduits un à un sont considérés comme appartenant à une même classe d’objets s’ils sont présentés associés au même pseudo-mot : « Regarde le blicket que j’ai trouvé ! » mais ce n’est pas le cas s’ils n’ont pas été nommés : « Regarde ce que j’ai trouvé ! ».
La labélisation de l’objet par un mot permet également à l’enfant de se représenter plusieurs objets. Avant 12 mois, les nourrissons ne semblent pas attendre deux objets lorsque ceux-ci ont surgi chacun à leur tour de l’arrière d’un écran opaque sauf si chaque objet a été désigné par un nom différent lorsqu’il apparaissait (par exemple « regarde la balle » « regarde le canard »). Si le même mot « jouet » est utilisé, ils ne sont pas surpris s’il n’y a qu’un seul objet lorsque l’écran s’abat, de même si on utilise 2 notes de musique distinctes ou 2 sons artificiels distincts. Par contre, ils attendent bien deux objets même dans le cas où on utilise des pseudo-mots pour des objets inconnus. C’est donc bien le fait d’utiliser des mots distincts qui permet à l’enfant d’individualiser les objets.
Enfin, la labélisation permet de maintenir plus d’objets en mémoire de travail. Si quatre objets identiques sont cachés un à un à l’intérieur d’une boite et qu’on demande à un bébé de 14 mois de les retrouver alors que subrepticement deux objets ont été retirés, les enfants cherchent plus longtemps les 2 objets manquants, si on a nommé différemment les 2 premiers et les 2 derniers objets « Regarde, un dax » puis « Regarde, un blicket ! » que si chaque objet est désigné de manière générique « Regarde cela ! ». Les jeunes enfants peuvent donc s’aider des mots pour repousser les limites de stockage de leur mémoire et ainsi mémoriser le nombre d’objets dissimulés, ce qu’ils ne font que bien plus tard lorsqu’aucune dénomination n’est utilisée.
Dans tous ces exemples, les mots servent de pointeur vers une information pertinente de l’environnement. Il est important de noter qu’il n’est pas nécessaire que le mot soit connu ou retenu, le simple fait de nommer chaque catégorie ou objet avec un label différent est suffisant pour que le nourrisson crée une référence interne pour chaque catégorie/objet. Les mots servent donc à organiser le monde et ce de façon beaucoup plus fluide et experte que si le nourrisson devait découvrir seul les régularités de son environnement, comme le font les autres animaux. L’apprentissage est donc considérablement facilité dans notre espèce, et s’appuie sur les connaissances de l’autre, transmises via le langage.
Quelle organisation cérébrale se cache derrière ces capacités ?
Cette capacité de traduire les éléments/événements du monde externe par des combinaisons de sons arbitraires, et d’échanger avec un autre cerveau cette interprétation du monde, est le secret du langage, et elle est à la base de toute culture humaine.
Nous savons que chez l’adulte des lésions cérébrales à des endroits précis du cerveau, notamment dans l’hémisphère gauche, entrainent des pertes du langage. L’imagerie par résonance magnétique a montré que c’est le même réseau de régions cérébrales qui s’active à l’écoute de la parole chez le nourrisson avec déjà un traitement préférentiel de la parole dans l’hémisphère gauche. Ces asymétries fonctionnelles sont observables chez le fœtus dès 6 mois de grossesse, c’est-à-dire au tout départ des connexions du cerveau avec le monde extérieur. Ces réseaux semblent donc déterminés à un stade très précoce du développement, l’environnement ne faisant que raffiner une architecture largement spécifiée pendant la grossesse.
L’explosion des techniques d’imagerie cérébrale (Fig.1) ouvre la possibilité de comprendre comment un assemblage de cellules peut permettre ce « miracle », mais nous sommes encore bien loin de comprendre les calculs neuronaux derrière la compréhension et la production du langage chez l’adulte et encore plus loin d’identifier les éléments cruciaux de l’architecture neurale permettant à un petit homo sapiens de développer un langage (oral ou signé) mais pas à un petit chimpanzé.
Tous les animaux apprennent, mais les humains ont décuplé cette faculté. Une des clés de ce succès est notre capacité à échanger des informations, à faire communiquer deux cerveaux, à les faire réfléchir ensemble ce qui accroit considérablement les solutions envisageables et permet de les utiliser par la suite sans les redécouvrir.
Un deuxième résultat important apporté par l’imagerie cérébrale est l’implication précoce des régions frontales quand le bébé écoute de la parole. Ces régions importantes pour l’attention, la planification, la conscience de soi et du monde, l’inhibition contrôlée, donc dans toutes les fonctions cognitives de contrôle, ont un développement lent et prolongé jusqu’à l’adolescence. Elles étaient donc jugées trop immatures pour être fonctionnelles dans les premières années de vie. Or ce n’est pas le cas. Elles s’activent quand le bébé reconnait sa langue maternelle, la voix de sa maman, ou la mélodie d’une phrase entendue quelques secondes auparavant. Elles sont sans doute cruciales pour orienter l’attention du bébé vers le stimulus pertinent de son environnement, et lui permettre d’interpréter le message transmis en remarquant les relations particulières comme la causalité, la simultanéité, l’équivalence entre évènements. (Fig. 2)
Il nous reste encore beaucoup de choses à comprendre de cette appétence des petits humains pour comprendre le monde et le rôle du langage dans cette compréhension. Les recherches actuelles ont mis en évidence les réseaux cérébraux impliqués mais restent encore peu informatives sur les mécanismes mis en œuvre. Néanmoins la modélisation informatique, la comparaison entre adultes, nourrissons et animaux testés dans les mêmes tâches expérimentales et en utilisant les mêmes méthodes d’imagerie (comme cela est maintenant possible) devraient permettre d’avancer rapidement sur cette question dans les prochaines années.
Références
Pour mieux connaître les travaux de Ghislaine Dehaene-Lambertz
- Une si longue enfance Ghislaine Dehaene-Lambertz et Martine Cador In Le cerveau en lumières (Bernard Poulain et Etienne Hirsch, dir.) Ed. Odile Jacob 2019
- La plus belle histoire du langage Ghislaine Dehaene, Pascal Picq, Laurent Sagart et Cécile Lestienne Ed. Odile Jacob 2008
Sur le web
- Dans la tête des bébés (synthèse des travaux de Ghislaine Dehaene-Lambertz sur le cerveau des bébés) Journal du CNRS 2018
- Capacités précoces du langage Ghislaine Dehaene-Lambertz Mon cerveau à l’école 2013
- L’apprentissage du langage Interview Ghislaine Dehaene-Lambertz 2019
- A quoi pensent les bébés ? Le cerveau des tout-petits Conférence Ghislaine Dehaene-Lambertz – Université de Genève 2018
- Comment les enfants apprennent-ils leur langue maternelle ? Ghislaine Dehaene-Lambertz 2008 Conférence – Collège de France
- Comprendre le développement du cerveau des bébés Ghislaine Dehaene-Lambertz France Inter 2019
Mise en situation pour réfléchir aux limites du cerveau
Expérimenter la plasticité du cerveau : Le défi de l'étoile en miroir
Nous vous proposons un défi qui vous permettra de mieux saisir l’importance de l’exercice répété pour mettre à jour ses compétences : pour apprendre, en un mot. Vous verrez que notre cerveau s’adapte rapidement au changement, un signe de sa plasticité.
Pour relever le défi, munissez-vous d’un miroir, du dessin d’une étoile, d’un crayon et d’un cache en carton.
Ce défi a pour but de vous faire prendre conscience que la plasticité de notre cerveau permet — grâce à la répétition de l’exercice — une adaptation à une situation nouvelle.
Vous pouvez en faire l’expérience par un apprentissage moteur. Au début, vous vous trouvez dans une situation déconcertante et inconfortable : la coordination habituelle entre votre main et votre oeil est mise en défaut par le petit dispositif expérimental que vous avez mis en place.
Mais l’inconfort est de courte durée et vos performances s’améliorent : mesurez vos progrès !
Cet exercice pourrait vous rappeler l’apprentissage d’un geste sportif, la pratique d’un instrument de musique, ou encore la maîtrise progressive d’une activité artisanale et artistique.
Après avoir fait cette expérience vous-mêmes, vous pourrez la proposer en classe à vos élèves, et en faire un défi en sciences et mathématiques où différents groupes mettraient en commun leurs résultats.
Idées reçues (mais fausses) sur le cerveau
Utilisons-nous seulement 10% de notre cerveau ?
Article rédigé par Elena Pasquinelli, octobre 2019
Un film de Luc Besson (Lucy) raconte l’histoire d’une femme qui développe des capacités extraordinaires, lui permettant d’exploiter le potentiel inutilisé de son cerveau. Scarlett Johansson interprète le rôle de Lucy, obligée par la mafia coréenne à transporter de la drogue dans un sac dissimulé dans son estomac. Quand le sac se déchire, Lucy découvre les propriétés de la drogue appelée « CPH4 ». Comme le professeur Norman (incarné par Morgan Freeman) l’explique dans le film : « On estime que la plupart des êtres humains n’utilisent que 10 % des capacités de leur cerveau. Imaginez si on pouvait avoir accès aux 100 %… » FAUX !! Celui selon lequel nous n’utilisons qu’une fraction de notre cerveau est un mythe, un neuromythe si l’on veut.
Bien qu’il ne représente qu’environ 2 % de notre poids, le cerveau consomme environ 20 % de l’énergie que nous dépensons. Comme les autres organes de notre corps, le cerveau est le résultat d’un long processus d’évolution, et il est donc peu probable qu’un organe si coûteux soit massivement sous-utilisé. Cependant, celui du 10 % est parmi les neuromythes les plus répandus, et anciens — le film dont nous avons parlé l’a peut-être relancé, mais il ne l’a certes pas créé.
D’où vient le « mythe du 10 % » ?
Le mythe du 10 % est aussi parmi les plus mystérieux lorsqu’il s’agit d’en retracer l’origine.
Qui a dit qu’on n’utiliserait que 10 % de son cerveau ?
Serait-il né des mots du psychologue William James, qui aurait déclaré que l’homme moyen tend à ne pas utiliser tout son potentiel ? James n’avait pourtant pas parlé de cerveau. Ou bien serait-il la conséquence de mots attribués à Albert Einstein, qui aurait soutenu ne pas utiliser plus de 10 % de son cerveau ? Les archives du physicien démentent cette source. Mais fut-ce vrai, Einstein n’a jamais versé dans les neurosciences, ni dans la psychologie. Physicien de génie, certes, mais ceci n’en faisait pas un fin connaisseur des secrets du cerveau.
La référence à Einstein est pourtant intéressante, car elle révèle en effet une confiance généralisée dans l’ « expert scientifique », et l’ignorance du fait de la spécialisation et de la division de plus en plus poussées des champs de recherche scientifique.
Différents types de cellules composent le cerveau
Le mythe pourrait avoir été inspiré par le fait que le cerveau est seulement en partie composé de neurones — les cellules « grises » qui assurent la transmission de l’information à l’intérieur du cerveau, entre celui-ci et les muscles et entre le cerveau et les organes de sens. D’autres cellules, les cellules gliales, offrent un support aux neurones, en garantissant l’homéostasie, la nutrition, la protection des agents pathogènes et pourvoient aussi au nettoyage des cellules mortes. Même si le comptage des cellules du cerveau n’est pas facile à réaliser (il se base le plus souvent sur des estimations faites à partir de coupes du cerveau ; le rapport entre neurones et cellules gliales change d’ailleurs d’une région à une autre du cerveau, et ceci rend encore plus difficiles les comptages), les neurones ne représentent pas 10 % du tissu cérébral, et nous utilisons tous nos neurones et cellules gliales pour leurs respectives spécialités.
Des régions silencieuses, mais pas trop
Le mythe pourrait encore puiser dans le mystère, désormais résolu, des régions « silencieuses » du cerveau. Il existe en effet des régions du cerveau — les régions du « cortex associatif », frontal – dont le rôle n’a été découvert que récemment, au cours du siècle dernier. Ces régions ont longtemps posé un problème aux neurologues, puisque leurs lésions ne semblaient pas produire des effets aussi immédiatement visibles et frappants que les lésions portées aux régions motrices ou perceptives. (La preuve de l’ignorance qui a longtemps entouré ces régions cérébrales est donnée par le fait que des lobotomies intéressant les régions frontales ont été effectuées pendant longtemps, avant qu’on ne commence à en comprendre le rôle, à partir des années 1960-1970.) Si le cortex moteur est lésé, le patient perd immédiatement des capacités motrices, du côté opposé et en relation avec la région spécifiquement lésée ; si c’est le cortex perceptif qui a été lésé, le patient est affligé dans ses capacités de vision, de reconnaissance des visages ou des objets, d’audition, de compréhension du langage, et ainsi de suite, toujours en relation avec la région du cerveau qui a subi la lésion. Un patient souffrant de lésions des régions frontales ne manifeste pas ses troubles de manière aussi directe. Il peut néanmoins avoir du mal à bloquer des actions automatiques — par exemple, à résister à l’envie de prendre en main un verre qui se trouve devant lui, même s’il n’a pas soif ; ou ne pas être capable de prendre des décisions raisonnées et de planifier ses actions futures en prenant en compte les événements du passé. On sait donc maintenant que le cortex frontal joue un rôle fondamental dans l’intégration de stimuli de provenance de différentes modalités sensorielles, dans la planification des actions, dans le contrôle des émotions, et dans d’autres fonctions non immédiatement impliquées dans le traitement d’un type spécifique d’information. Il n’y a pas au niveau du cortex des régions silencieuses.
Des mystères encore à élucider
La pathologie offre par ailleurs d’autres arguments convaincants contre l’idée de la sous-exploitation du cerveau : même de petites lésions du cerveau peuvent mettre nos capacités sérieusement à mal, de façon différente, en raison de la région du cerveau qui est atteinte (car le cerveau est hautement spécialisé), mais partout dans le cerveau. Vice versa, il n’y a aucune région dans notre cerveau qui ne puisse être stimulée artificiellement — par exemple, à l’aide d’électrodes implantées dans le cerveau, ou de stimulations magnétiques à travers le scalp —, sans que se produisent des contreparties en termes de comportement (sensations d’ordre perceptif, mouvements, évocation d’images mentales, de souvenirs). Certes, des lésions précocement acquises peuvent en partie être compensées par les parties fonctionnelles de notre cerveau — un phénomène de plasticité encore peu compris.
Ce phénomène atteint ses niveaux les plus spectaculaires dans les cas (très rares) d’enfants qui ont subi l’ablation d’une grande partie d’un hémisphère cérébral, une opération qui peut être rendue nécessaire afin de contrôler des crises épileptiques hautement invalidantes.
Antonio Battro, médecin argentin, psychologue, fortement engagé dans la promotion de l’éducation pour tous, a étudié en particulier le cas de Nico, qui, à l’âge de trois ans et demi, avait subi l’ablation presque totale de l’hémisphère droit. Nico est aujourd’hui un jeune homme d’intelligence normale, qui a pu être éduqué et a largement compensé son déficit, y compris celui des fonctions typiquement assumées par l’hémisphère droit. On ne sait donc pas combien de tissu cérébral est nécessaire pour fonctionner de manière normale ou presque normale, mais on sait qu’en conditions normales, un individu utilise tout son cerveau.
Le mythe du 10 % et l’imagerie cérébrale
A part l’étude des pathologies, un outil puissant et récent pour étudier le cerveau est représenté par l’ensemble des techniques dites d’ »imagerie cérébrale ». Non invasives, les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle, développées à partir des années 1980, sont de plus en plus utilisées pour étudier le cerveau en action. Et notamment pour identifier les corrélats, au niveau cérébral, de l’accomplissement des différentes tâches cognitives : les régions activées, les réseaux impliqués. Depuis l’arrivée des techniques d’imagerie cérébrale, il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que nous utilisons tout notre cerveau, car cela devient visible à l’écran pendant l’étude des différentes tâches cognitives. Ironie du sort, la médiatisation de ces techniques et de leurs résultats pourrait aussi nourrir, involontairement, le mythe du 10 %. En observant des images du cerveau — produites pendant l’accomplissement de tâches complexes, comme celles de la lecture —, on pourrait en effet s’étonner de ne voir que quelques petites régions du cerveau « actives » (en rouge, orange, jaune par exemple, dans l’image).
Cet étonnement est en réalité à attribuer à notre ignorance des modalités de production de telles images, qui ne sont, en aucun sens, des « photos du cerveau ». Sous une fausse impression de facilité, de visibilité, d’accessibilité, se cachent des techniques et des procédés d’analyse des données parmi les plus complexes dans le cadre de la recherche sur le cerveau.
Conclusion
L’idée que nous utilisons seulement 10 % de notre cerveau a été largement diffusée. Elle ne se fonde pourtant sur aucune source sérieuse, et les connaissances actuelles vont complètement à son encontre. Nous ne connaissons pas les fonctions précises de l’intégralité des zones du cerveau, mais la littérature scientifique semble soutenir l’idée que toutes sont utilisées, et que chacune a son importance.
Références
Sur le terme et le concept de neuromythe, plus particulièrement diffusé dans la littérature sur neurosciences et éducation :
- Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros. Paris: Le Pommier.
- Dekker, S., Lee, N. C., Howard-Jones, P., & Jolles, J. (2012). Neuromyths in education: Prevalence and predictors of misconceptions among teachers. Frontiers in Psychology, 3(429)
- Geake, J. (2008). Neuromythologies in Education, Educational Research 50, 2, 123-133
- Goswami, U. (2006). Neuroscience and education: from research to practice?. Nature Review Neuroscience, 7 (5): 406–11 ; Howard-Jones, P. Franey, L., Mashmoushi, R. Liao, Y.-C. (2009). The Neuroscience Literacy of Trainee Teachers. Paper presented at the British Educational Research Association Annual Conference, University of Manchester, 2-5 September 2009
- Pasquinelli, E. (2012). Neuromyths. why do they exist and persist? Mind, Brain, and Education, 6, 2, 89-96.
D’où vient le mythe du 10 %?
- Beyerstein, B.L. (1999). « Whence Cometh the Myth that We Only Use 10% of our Brains? ». In Sergio Della Sala. Mind Myths: Exploring Popular Assumptions About the Mind and Brain. New York: Wiley. pp. 3–24
- Jeannerod, M. (2007). Nous n’utilisons que 10% de notre cerveau. La Recherche, N° Spécial: Dictionnaire d’idées reçues en science, 412, 48.
Des mystères encore à élucider
- A propos du cas de Nico, voir le livre : Battro, A. (2003). Un demi-cerveau suffit. Paris: Editions Odile Jacob.
Le mythe du 10 % et l’imagerie cérébrale
- Le Bihan, D. (2012). Le cerveau de cristal. Ce que nous révèle la neuroimagerie. Paris : Editions Odile Jacob.
Sommes-nous plutôt cerveau droit ou cerveau gauche ?
Article rédigé par Elena Pasquinelli, octobre 2019
Si vous vous rendez sur des sites internet qui parlent de cognition et de cerveau, de psychologie et de neurosciences, vous allez fort probablement tomber sur l’animation d’une petite danseuse qui tourne, tourne, tourne sur elle-même.
A côté de la danseuse, une question vous est adressée : « Etes-vous plutôt cerveau gauche ou cerveau droit ? ». Cette question fait référence au (neuro-) mythe selon lequel la spécialisation des fonctions dans les deux hémisphères du cerveau pourrait servir à définir des styles de pensée, des personnalités, voire des troubles de l’apprentissage.
Il existe au moins trois déclinaisons du mythe du cerveau droit / cerveau gauche.
La première part du constat est que certaines compétences très spécifiques peuvent être localisées dans des régions précises de l’un ou de l’autre des deux hémisphères du cerveau. Ce constat est cependant étiré au delà des limites de la réalité scientifique, jusqu’à prendre un aspect caricatural (mythe de l’ »hémisphéricité »). La deuxième déclinaison du mythe fait correspondre les caractéristiques caricaturales des hémisphères droit et gauche à des styles de personnalité, et notamment à celles qui caractérisent l’un ou l’autre sexe : les femmes, plus intuitives, etc., seraient alors « cerveau droit », les hommes « cerveau gauche » (mythe des « personnalités hémisphériques »). Dans la troisième déclinaison du mythe, les deux hémisphères sont représentés comme étant en quelque sorte indépendants l’un de l’autre, l’un pouvant dominer l’autre, et déséquilibrer l’ensemble (mythe de la « dominance hémisphérique »). Le mythe peut se limiter à nourrir des conversations. Mais, à l’issue de ce mythe, nous retrouvons aussi des débouchés commerciaux, notamment dans les domaines de l’éducation des enfants et de la formation des adultes, qui méritent un peu plus d’attention.
Le mythe de l’hémisphéricité
Cette composante du mythe est un exemple typique des simplifications et inférences indues que l’on peut faire à partir de recherches scientifiques et d’observations bien fondées.
Commençons par des faits établis : le cerveau est le siège de facultés spécifiques, pouvant être représentées de manière symétrique ou pas au niveau des deux hémisphères.
A la moitié du XIXe siècle, le neurologue français Paul Broca et l’allemand Karl Wernicke étudient le cerveau de sujets décédés ayant souffert de troubles du langage —développementaux ou acquis suite à un accident cérébral de quelque sorte. Ils découvrent que certains déficits du langage sont le plus souvent associés à des lésions dans des régions spécifiques du cerveau, à des endroits bien identifiés de l’hémisphère gauche – depuis, connues comme « aire de Broca » (dédiée à la production langagière) et « aire de Wernicke » (spécialisée dans la compréhension du langage).
L’histoire de la découverte de la spécialisation du cerveau continue au cours du siècle suivant : le cerveau ne traite pas l’information de manière unique et globale, mais peut être pensé comme une espèce de couteau suisse aux milles spécialisations, chacune représentée de manière privilégiée par un certain réseau de régions et de connexions entre celles-ci.
En nous rapprochant de notre siècle, les années 1960-1970 sont cruciales pour l’étude de certaines asymétries du cerveau. Roger Sperry, lauréat du prix Nobel en médecine et physiologie, et ses collègues du California Institute of Technology, se dédient alors à l’étude de patients épileptiques qui ont subi la déconnexion thérapeutique des deux hémisphères (cette opération existe depuis les années 1940 : son but étant d’empêcher aux attaques épileptiques de s’étendre d’un hémisphère à l’autre). Sperry et ses collègues se rendent compte que cette opération a des conséquences inattendues.
Précisons que dans le cerveau, les principales fonctions sensorielles et motrices sont symétriques et partagées entre les deux hémisphères, représentées de manière contre-latérale par rapport aux parties du corps concernées (les muscles et les organes de sens de la main gauche sont sous le contrôle de régions spécialisées situées dans l’hémisphère droit ; et vice versa, dans l’hémisphère gauche se trouvent les régions du cortex responsables du mouvement et des sensations de la main droite. Même chose pour les yeux, les oreilles, les bras, les jambes…).
Lorsqu’une information est traitée par l’hémisphère gauche (par exemple, parce que le patient touche un objet avec la main droite, contre-latérale), le patient est capable de verbaliser le contenu de l’information (de nommer l’objet touché, dans ce cas). Les choses se passent différemment si l’information rejoint l’hémisphère droit (l’objet est touché par la main gauche). Dans ce cas, le patient peut pointer (avec la main gauche, commandée par l’hémisphère droit) une image qui correspond à l’objet touché, mais il ne peut pas le nommer, verbaliser l’information reçue.
Broca avait raison : la production du langage parlé est située dans l’hémisphère gauche. D’autres cas pathologiques ont permis de localiser les régions du cerveau spécialisées dans le traitement d’un grand nombre de tâches, et de mettre en évidence que certaines d’entre elles sont distribuées de manière asymétrique.
On a pu confirmer que la perte de certaines capacités spatiales d’orientation est particulièrement significative suite à des lésions qui touchent des régions de l’hémisphère droit (l’hémisphère droit apparaît prépondérant dans l’analyse d’informations visuo-spatiales et dans la résolution de problèmes comportant l’utilisation de ce genre d’information), que les patients avec lésion de certaines régions des aires occipitales développent une prosopagnosie, une incapacité à reconnaître correctement les visages, même ceux de personnes familières, et que les régions spécialisées dans la reconnaissance des visages sont plutôt latéralisées à droite, que la reconnaissance des séquences de lettres et des mots est spécifiquement empêchée par des lésions d’une petite région de l’aire visuelle du cerveau de l’hémisphère gauche (l’aire de la forme visuelle des mots, ou boîte aux lettres du cerveau).
Est-ce que ces données permettent d’affirmer que les deux hémisphères du cerveau fonctionnent de manière autonome et séparée, comme deux volontés distinctes ? Que chaque hémisphère cérébral possède un style propre de traitement de l’information, de pensée ? Par exemple : que l’hémisphère gauche est caractérisé par un traitement analytique, logique, verbal, rationnel de l’information ; vice versa, que l’hémisphère droit a pour rôle d’assurer la pensée intuitive, holistique ou synthétique, visuo-spatiale, émotionnelle, créative ?
La réponse est NON: les tâches complexes mobilisent plusieurs régions du cerveau de façon coordonnée.
A partir des années 1980, la spécialisation du cerveau et la distribution asymétrique du traitement de certaines tâches a pu être massivement étudiée chez des sujets vivants et sains, grâce au développement des techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle, qui permettent de visualiser les régions du cerveau spécifiquement actives pendant une certaine tâche.
Cependant, ces techniques ont aussi permis de mettre en évidence le fait que des tâches complexes comme la lecture, le calcul, la production et reconnaissance de mots du langage oral sont menées par une multiplicité de centres spécialisés, reliés entre eux et formant des réseaux qui s’étendent à travers les deux hémisphères.
La reconnaissance d’un mot à l’oral, par exemple, mobilise à la fois les aires de Broca et de Wernicke de l’hémisphère gauche et les régions situées dans l’hémisphère droit qui sont en charge de la reconnaissance de la prosodie des mots et de leur valeur émotionnelle. On a de plus pu mettre en évidence que des lésions précoces localisées dans un hémisphère peuvent — si elles atteignent le cerveau tôt dans la vie, au cours de la première enfance — être compensées par l’autre hémisphère : des réseaux se forment alors, plus longs, et s’étendent à l’hémisphère non lésé en passant par le corps calleux — l’épais faisceau de fibres qui relie les deux hémisphères.
Au cours de sa maturation le cerveau perd cette capacité, mais des enfants comme Nico — dont nous avons parlé à propos du mythe du 10% et des mystères du cerveau qui restent à élucider — sont la preuve qu’une forme de vicariance existe aussi entre les deux hémisphères.
Le programme de recherche, qui avait débuté dans les années 1960 avec le but d’identifier les différences entre les deux hémisphères et leurs spécialités réciproques, n’a donc pas abouti — dans l’opinion des scientifiques qui l’ont mené — à l’image que nous renvoie le mythe : celle d’une séparation nette du travail entre les deux hémisphères, d’une caractérisation simple de chaque hémisphère sur la base des tâches accomplies. Au contraire, l’image qui ressort de ces recherches est plutôt celle d’un ensemble de régions spécialisées, localisées au sein de l’un ou de l’autre hémisphère (bien que pouvant changer de localisation dans certaines conditions particulières), connectées en réseau par un complexe de connexions qui s’étendent à l’intérieur de chaque hémisphère, mais aussi entre hémisphères.
Même si certaines tâches ou sous-tâches sont donc plutôt menées dans l’un des deux hémisphères, des connexions courent entre les deux et garantissent que la tâche globale soit menée à bien, que le fonctionnement normal du cerveau soit garanti. Dans le cerveau « normal », les deux hémisphères sont notamment reliés par des voies massives de connexions, dont les plus importantes sont le corps calleux et la commissure antérieure. Lorsqu’elles sont artificiellement interrompues, ou qu’elles manquent, en raison de pathologies développementales, on observe les phénomènes bizarres du « cerveau déconnecté ». La séparation du fonctionnement des deux hémisphères est donc le fruit d’anomalies, et n’est pas du tout la norme. L’idée d’hémisphéricité est un mythe.
Le mythe des personnalités hémisphériques, le cerveau masculin et celui féminin
La deuxième déclinaison du mythe du cerveau droit / cerveau gauche affirme que certains individus sont plutôt logiques, analytiques, rationnels, et d’autres, plutôt créatifs, holistiques, émotifs parce qu’ils utilisent plutôt leur « cerveau gauche » ou plutôt leur « cerveau droit » et qu’il existerait des « personnalités hémisphériques ».
Cette déclinaison du mythe tend notamment à attribuer le premier style de personnalité aux hommes et le deuxième aux femmes — les hommes seraient donc plutôt cerveau gauche, les femmes plutôt cerveau droit.
Le mythe des personnalités hémisphériques n’a pas trouvé de confirmation dans les études conduites par les récentes techniques d’imagerie cérébrale. A la lumière d’une étude récente, par exemple, il ne semble pas qu’il y ait de sujets qui ont de plus fortes connexions ou plus de connexions au sein d’un hémisphère que dans l’autre, par exemple — des individus qui utilisent plus un hémisphère que l’autre. En ce qui concerne les cerveaux masculins et féminins, les choses sont plus compliquées que ça.
Hommes et femmes : des cerveaux différents ?
L’étude des différences du fonctionnement cérébral des hommes et des femmes peut conduire à une meilleure compréhension du fonctionnement cérébral lui-même, et des troubles cognitifs (ou d’autre nature) qui affectent de manière différentielle les hommes et les femmes (comme l’autisme). Il s’agit donc d’une ligne d’études potentiellement très utile, mais qui se trouve aussi au centre de controverses et de retranchements idéologiques, motivés par la peur que l’accent mis sur les différences cérébrales entre hommes et femmes serve à justifier — voire à renforcer — des stéréotypes de genre et des inégalités sociales.
Il est en premier lieu nécessaire, en faisant face à de vieux et nouveaux mythes sur les sexes, de corriger l’image des capacités et préférences cognitives comme étant figées dans le temps, immuables, non modifiables. Ce qui est biologiquement inscrit — voire transmis par voie génétique — ne trace pas notre destin de manière irrévocable — pas plus que l’environnement et la culture…
Par exemple, il a été mis en évidence (par différentes recherches) que la façon dont un problème leur est décrit (comme un problème de géométrie, ou bien comme un exercice de dessin, par exemple) peut changer la performance qu’obtiennent de jeunes femmes dans des tâches mathématiques. C’est dire combien la capacité à résoudre des problèmes de mathématiques est plastique et modifiable !
Deuxièmement, le cerveau des hommes et celui des femmes présentent des différences anatomiques — comme c’est le cas pour les autres organes de leur corps, ou pour la taille ; la moyenne des hommes et la moyenne des femmes présentent des différences anatomiques statistiquement significatives et fonctionnelles. Cependant, toutes les femmes (ou tous les hommes) n’ont pas le même cerveau, ou le même schéma de connexions – et on ne peut encore moins affirmer que les hommes et les femmes appartiennent à différentes planètes ou galaxies !
Hommes et femmes diffèrent aussi dans les résultats à certains tests cognitifs, notamment d’ordre spatial, avec de meilleurs résultats — statistiquement parlant — pour les hommes dans les tâches de rotation mentale d’objets tridimensionnels (imaginez devoir reconnaître si deux objets ont la même forme en les faisant tourner dans votre tête), pour les femmes dans la mémoire épisodique (des événements) et spatiale (des lieux), ou dans certaines tâches verbales, et ainsi de suite. Les différences en question sont non seulement d’ordre statistique (elles ne concernent pas tous les hommes ni toutes les femmes), mais sont aussi, souvent, de petite taille — tout en restant significatives du point de vue des résultats de laboratoire.
Lorsque la taille de l’effet mesuré en laboratoire est petite, il est très difficile de prévoir ce qui va se passer dans la vie réelle (combien de personnes vont, de fait, manifester cette différence, ou dans quelle mesure), où une multiplicité d’autres facteurs entrent en cause ; mais rien ne permet de dire que cette différence n’aura pas de conséquences.
Les différences d’attitudes et d’aptitudes mises en évidence par les tests de la psychologie cognitive n’ont pas, d’ailleurs, une explication simple. On se retrouve, au contraire, avec un puzzle assez complexe d’influences multiples sur un même comportement. L’héritabilité, l’environnement chimique dans lequel le fœtus se développe, la manière dont l’enfant est élevé, les messages qu’il ou elle reçoit, les stéréotypes qui l’entourent — tous ces facteurs ont été mis en relation avec les différences cognitives révélées par les tests, et ont montré y contribuer (et ceci par une variété de méthodes de recherche qui vont des études conduites sur les jumeaux, aux études génétiques, aux études comportementales, visant à évaluer l’impact des stéréotypes sur les performances cognitives des uns et des autres — comme celle citée ci-dessus sur les performances mathématiques).
La même considération s’applique aux différences anatomiques et fonctionnelles mises en évidence au niveau cérébral, qui peuvent être le produit d’une multiplicité de variables génétiques et environnementales, y compris au niveau de l’environnement chimique prénatal.
Les connaissances en notre possession concernant le cerveau des hommes et des femmes n’autorisent aucune image simpliste relative au comportement des uns et des autres et à ses déterminants. Même si des différences statistiquement significatives existent au niveau cérébral et dans des tâches cognitives diverses, cette connaissance n’est pas nécessairement à même de guider nos choix dans les champs qui nous intéressent — comment favoriser plus d’égalité dans l’accès aux études et au travail, comment dessiner des programmes éducatifs plus adaptés aux uns et aux autres (sauf pour le choix de présenter des tâches et problèmes d’une manière qui permette à chacun de donner le mieux de lui ou d’elle, et pour le choix de ne pas renforcer des stéréotypes potentiellement nocifs).
D’autres études, d’autres approches sont nécessaires. Prendre en compte les connaissances sur le cerveau n’est cependant pas un obstacle sur cette voie, car l’ignorance n’a jamais été meilleure conseillère que la connaissance.
Cerveau droit, cerveau gauche et apprentissage : le mythe de la dominance hémisphérique
On entend parfois affirmer que l’école est plutôt pensée pour le cerveau gauche, logique et rationnel, que pour le cerveau droit, créatif et artistique, et qu’elle devrait favoriser un plus grand équilibre entre les deux. Ceci implique l’idée selon laquelle, sans présenter de signes anatomiques majeurs, avec un corps calleux intact, les deux hémisphères du cerveau pourraient se trouver dans une situation de déséquilibre, et notamment l’un dominer l’autre. On veut par là, souvent, critiquer un système éducatif qui met l’accent sur des résultats académiques au détriment d’autres capacités et productions de notre culture.
Le recours au « cerveau » est dans ce cas purement métaphorique et opportuniste — le mot cerveau faisant partie d’un langage scientifique et non politique, il permet de cacher les vraies raisons du débat et de donner à ses représentants une valeur ajoutée, celle de la connaissance scientifique. Il y a aussi des cas où cette tendance à s’approprier du langage des sciences du cerveau pour justifier — et commercialiser — des pratiques éducatives est poussée au paroxisme.
C’est le cas d’une méthode commerciale censée améliorer l’apprentissage et remédier à des troubles, connue sous le nom de Brain GymTM ou gymnastique pour le cerveau. Selon ceux qui proposent cette méthode, les difficultés d’apprentissage naissent essentiellement d’un déséquilibres du cerveau (entre les deux hémisphères, mais aussi entre les parties postérieures et antérieures, inférieures et supérieures). Il en découle un manuel comportant 26 exercices de gymnastique, pensés par Paul Dennison, enseignant, pour équilibrer le corps, favoriser la coordination, l’intégration des mouvements, l’équilibre (l’idée de départ est que tous les apprentissages, même intellectuels, se fondent sur des capacités sensorielles et motrices, et que donc une éducation au mouvement a un impact général sur la personne).
Bien que le fondateur de la méthode affirme que les mouvements prescrits ont une base solide en neurosciences, le langage des neurosciences et la référence au cerveau sont ajoutés de façon anecdotique dans l’affaire, sans mobiliser de réelles connaissances, mais juste des références anatomiques et physiologiques de base. Ces références étant, de plus, utilisées pour justifier des actions qui n’en découlent pas et des conséquences qui en découlent encore moins (amélioration de tous les apprentissages, meilleure organisation et attention, meilleures performances dans les sports, facilitation à mener des projets).
Vendues en tant que formations (aux neurosciences !) pour les enseignants dans 80 pays, Brain Gym© et les autres formes de kinésiologie pour l’éducation remportent pourtant un succès commercial remarquable. Et ceci en dépit non seulement du fait que la biologie moderne ne leur offre aucun support théorique, mais aussi du fait que d’autres sciences, celles de l’éducation, ont failli à trouver la preuve que ces méthodes ont, dans la pratique, quelque effet positif. Il existe un nombre assez limité d’études scientifiques à proprement parler qui évaluent l’impact de méthodes comme Brain GymTM sur l’apprentissage : la plupart des études ne mettent pas en place des contrôles suffisants pour en garantir l’objectivité.
Brain GymTM base de fait son succès sur les anecdotes racontées par les enseignants ayant adopté la méthode avec « succès » (mais ce succès est estimé de façon purement subjective, et peut être attribué à nombre de facteurs différents, non liés à la méthode elle-même, y compris l’engagement de l’enseignant, ou son désir de voir des résultats s’en suivre), et sur la fascination, il faut le croire, des enseignants pour les neurosciences — ou soi-disant telles.
Brain GymTM nous amène ainsi à réfléchir à différents aspects de la rencontre entre sciences du cerveau et société.
Premièrement, tout ce qui est présenté comme étant basé sur les neurosciences peut être pris par l’homme et la femme « de la rue », et aussi par des décideurs politiques, comme des neurosciences. Deuxièmement, même si l’information circule concernant le manque de preuve d’efficacité et de fondement scientifique derrière les propos de la méthode, celle-ci ne va pourtant pas disparaître en un clin d’œil. Au Royaume-Uni, les campagnes des scientifiques qui cherchent à limiter la diffusion de Brain GymTM dans les écoles s’accumulent depuis une dizaine d’années, les journaux en ont parlé, des institutions publiques au niveau national ont fait des appels dans ce sens. Mais Brain GymTM continue à faire des prosélytes. Troisièmement, il faut croire qu’il est plus facile d’envahir le marché avec des produits (par exemple éducatifs) marqués « neurosciences » qu’avec des produits qui ne font pas de référence au cerveau.
Conclusion
La cognition repose sur le fonctionnement simultané des deux hémisphères : chaque individu utilise aussi bien son hémisphère droit que son hémisphère gauche. Opposer diamétralement les deux ne paraît donc pas pertinent du point de vue des connaissances scientifiques actuelles.
L’idée selon laquelle il faut opposer cerveau droit et cerveau gauche ne semble pas fondée. Une vaste littérature, qui nous semble faire consensus scientifique, montre que les deux hémisphères du cerveau dépendent étroitement l’un de l’autre. Pour cette raison, nous lui attribuons un triangle rouge : mythe (pour mieux comprendre cette notation, consulter nos critères de confiance).
Références
Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros. Paris: Le Pommier.
Dekker, S., Lee, N. C., Howard-Jones, P., & Jolles, J. (2012). Neuromyths in education: Prevalence and predictors of misconceptions among teachers. Frontiers in Psychology, 3(429)
Geake, J. (2008). Neuromythologies in Education, Educational Research 50, 2, 123-133
Goswami, U. (2006). Neuroscience and education: from research to practice?. Nature Review Neuroscience, 7 (5): 406–11
Howard-Jones, P. Franey, L., Mashmoushi, R. Liao, Y.-C. (2009). The Neuroscience Literacy of Trainee Teachers. Paper presented at the British Educational Research Association Annual Conference, University of Manchester, 2-5 September 2009 ; Pasquinelli, E. (2012). Neuromyths. why do they exist and persist? Mind, Brain, and Education, 6, 2, 89-96.
Gaussel, M., Reverdy, (2013). Neurosciences et éducation: La bataille des cerveaux. Dossier de veille et analyses, IFE, n° 86; Lafortune, S. Brault-Foisy, L.M., Masson, S., (2013) Méfiez-vous des neuromythes !. AQUEP Vivre le primaire, 26, 2, 56-58; OECD (2007). Dissiper les neuromythes. Dans : Comprendre le cerveau. Naissance d’une science de l’apprentissage. Paris : Editions de l’OECD ; Tardif, E., Doudin, P-A. (2010). Neurosciences, neuromythes et sciences de l’éducation. PRISMES, Révue pédagogique HEPL, 12, 11-14; Tardif, E., Doudin, P.-A. (2011). Neurosciences cognitives et éducation: le début d’une collaboration. Formation et pratiques d’enseignement en questions, 12, 99-120; Willingham, D. (2006). Brain-Based learning, more fiction than fact. American Educator, Fall, 30-37. Voir aussi : Le Brun, I. (2011). Le cerveau, qu’en dites-vous? Livret édité pour la Semaine du cerveau 2011 par un groupe d’étudiants-moniteurs encadrés par Isabelle Le Brun.
Le mythe de l’hémisphéricité
Roger W. Sperry – Nobel Lecture: Some Effects of Disconnecting the Cerebral Hemispheres ». Nobelprize.org. Nobel Media AB 2014. Web. 7 Jan 2015. http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/laureates/1981/sperry-lecture.html. Michael Gazzaniga a poussé ces études jusqu’à montrer que le sujet soumis à ce genre d’expérience peut produire, après-coup, une rationalisation des choix effectués à l’insu de l’hémisphère gauche. Voir : Gazzaniga, M. S. (1970). The bisected brain. New York, NY: Appleton-Century-Crofts; Gazzaniga, M. S. (1985). The social brain. New York, NY: Basic Books.
Plus spécifiquement sur la lecture et les nombres, on pourra consulter les ouvrages :
- Dehaene, S. (2007). Les neurones de la lecture. Paris: Editions Odile Jacob.
- Dehaene, S. (2010). La bosse des maths. Paris: Editions Odile Jacob.
Le mythe des personnalités hémisphériques
Pour les études citées :
Nielsen, J.A., Zielinski, B.A., Ferguson, M.A., Lainhart, J.E., Anderson, J.S. (2013). An Evaluation of the Left-Brain vs. Right-Brain Hypothesis with Resting State Functional Connectivity Magnetic Resonance Imaging. PLoS ONE, 8(8): e71275;
Sur la modifiabilité des performances cognitives et l’influence du contexte social :
Huguet, P., Régner, I. (2007). Stereotype threat among school girls in quasi-ordinary classroom circumstances. Journal of Educational Psychology, 99, 545-560
Sur le manque de fondement du mythe des personnalités hémisphériques :
Nielsen, J.A. et al. (2014). An Evaluation of the Left-Brain vs. Right-Brain Hypothesis with Resting State Functional Connectivity Magnetic Resonance Imaging. PLoS ONE, 8, 8, e71275
Sur les connexions dans les cerveaux des hommes et des femmes :
- Ingalhalikar, M. et al. (2014). Sex differences in the structural connectome of the human brain. PNAS, 111, 2, 823-828;
- Joel, D. & Tarrasch, R. (2014). On the mis-presentation and misinterpretation of gender-related data: The case of Ingalhalikar’s human connectome study. PNAS, 111, 6, E637
- Ingalhalikar, M. et al., (2014). Reply to Joel and Tarrasch: On misreading and shooting the messenger, PNAS, 111, 6, E638.
Sur les différences dans les capacités cognitives des hommes et des femmes, on pourra voir les commentaires suivants :
- Gauvrit, N., & Ramus, F. (2014). La « méthode Vidal ». Science et Pseudo-Sciences, 309, 21-29 ; Ramus, F. (2014). Le cerveau a-t-il un sexe ? TEDx Clermont, 21/06/2014
- Ramus, F. (2014). Les différences cognitives entre hommes et femmes: mythes et réalité. Conférence à La nuit des sciences, Ecole Normale Supérieure, 6/06/2014.
Attention : il ne s’agit pas d’articles publiés dans des revues à comité de lecture, mais je les considère utiles parce qu’ils cherchent à démonter des mythes et à dépasser les positions idéologiques.
En anglais, les livres :
- Halpern, D. (2011). Sex differences in cognitive abilities. London : Psychology Press
- Hines, M. (2004). Brain gender. Oxford : Oxford University Press
- Kimura, D. (2001). Cerveau d’hommes, cerveau de femmes. Paris : Odile Jacob. Books.
- Spelke, E. (2005). Sex differences in intrinsic aptitude for mathematics and science ? A critical review. American Psychologist, 951-958.
Le mythe du cerveau droit / cerveau gauche et l’apprentissage
Les études suivantes analysent les affirmations de Brain Gym© en contradiction avec les connaissances actuelles en biologie, et cherchent à recenser les études scientifiques rigoureuses existantes sur les effets de la méthode et à en combiner les résultats : on constate qu’il est impossible d’affirmer que la méthode a des effets positifs :
Spaulding, L.S., Mostert, M. P., Beam, A. P. (2010). Is Brain Gym® an effective educational intervention? Exceptionality, 18, 1, 18-30
Hyatt, K.J. (2007). Brain Gym: Building Stronger Brains or Wishful Thinking? Remedial and Special Education, 28, 2, 117-124.
On pourra aussi consulter un rapport récent produit au Royaume-Uni sur les interventions efficaces en éducation fondées sur les neurosciences :
Howard-Jones, P. (2014). Neuroscience and education : A review of educational interventions and approaches informed by neuroscience. Educational Endowment Foundation.
Peut on muscler le cerveau ?
Article rédigé par Elena Pasquinelli, janvier 2020
Lorsqu’on démonte un neuro-mythe, il est extrêmement facile de tomber dans celui diamétralement opposé. En se mettant en opposition avec l’idée que tout se joue avant un certain âge, on peut alors tomber dans une mauvaise interprétation de la notion de plasticité cérébrale, et penser que tout est possible pour le cerveau — ce qui est faux indépendamment de la notion d’âge.
Le cerveau n’est pas un muscle
Quoique plastique à sa manière, le cerveau ne se comporte pas comme un muscle – par conséquent, on n’améliore pas nécessairement les capacités du cerveau comme on entraîne un muscle.
Dans les années 1980, le psychologue K. Anders Ericsson soumet un étudiant, E.F., à une expérience sur la mémoire à court terme.
La mémoire à court terme ou de travail peut être représentée comme un espace dans lequel les informations sont brièvement stockées, le temps d’être traitées et éventuellement envoyées dans la mémoire à long terme. Il s’agit donc de l’espace de la pensée, en quelque sorte. Mais cet espace est limité : une célèbre étude datant de1956, année de naissance des sciences cognitives, lui attribue la capacité de stocker en même temps sept items, plus ou moins deux, mais pas plus.
Est-ce qu’entraîner la mémoire à court terme n’aurait pas pour effet d’étendre ses capacités, comme un muscle devient plus performant au bout d’un entraînement ?
C’est ainsi que commence l’expérience : S.F. est testé sur des séries de chiffres, qu’il doit écouter puis répéter dans l’ordre, immédiatement après ; sa mémoire est tout à fait normale. Mais au bout de 20 mois, et d’entraînements presque quotidiens (trois à cinq jours par semaine, une heure par jour), S.F. multiplie par dix le nombre de chiffres qu’il peut répéter d’affilée dans le bon ordre. Comment a-t-il fait ? Sa mémoire à court terme s’est-elle tonifiée comme un muscle ? Si cela était le cas, S.F. serait maintenant capable de répéter une liste d’items aussi longue, et indépendamment de leur contenu. Mais testé sur des lettres, S.F. retombe au magique chiffre de sept, plus ou moins deux. Ce qui s’est passé est que S.F. a appris à utiliser une bonne stratégie de mémorisation, aidé dans cela par son entraîneur. Passionné de courses olympiques, il avait auparavant mémorisé plusieurs records (stockés dans sa mémoire à long terme, prêts à être utilisés). Il pouvait maintenant faire, à grande échelle, ce que chacun de nous fait (sauf peut-être les Anglais, allez savoir pourquoi) quand on nous dicte un numéro de téléphone : regrouper plusieurs chiffres ensemble. De cette manière se souvenir de la série 19141918 équivaut à se souvenir d’une seule pièce d’information (le commencement et la fin de la première Guerre Mondiale) et pas de 8.
Ce sont donc ses connaissances préalables, une bonne stratégie pour les employer, et la méta-connaissance qu’on peut utiliser des stratégies pour améliorer ses capacités qui ont permis à S.F., non sans effort, de multiplier ses capacités de mémorisation des chiffres.
Ce constat est confirmé par d’autres études sur la mémoire, par exemple sur la prétendument fabuleuse mémoire des joueurs d’échecs.
Un maître au jeu d’échecs est capable de se souvenir de la position d’environ 25 pièces sur un échiquier, après avoir observé pendant 5 secondes. Il n’en va pas de même pour un joueur moins excellent ou pour un débutant (le pire de la liste).
Entre différents niveaux de maîtrise des échecs, il existe donc une vraie différence en termes de performances mnémoniques.
Cependant, une simple manipulation permet de révéler le secret des maîtres. Si, au lieu de leur montrer un vrai jeu d’échecs, on distribue sur l’échiquier le même nombre de pièces, mais placées au hasard, les maîtres ne font pas mieux que les joueurs moins experts. Ceci parce que dans la condition « au hasard », ils ne peuvent pas utiliser leurs connaissances concernant les échecs, la logique de disposition des pièces, et prendre ainsi avantage sur les autres.
Leur mémoire n’a pas été entraînée comme un muscle, mais le fait d’avoir vu et mémorisé (dans la mémoire à long terme) un grand nombre de configurations d’échecs (plus que les autres joueurs occasionnels) leur a permis de les réutiliser par la suite.
Ceci n’exclut pas, naturellement, que d’autres dispositifs existent qui permettent d’améliorer au moins certaines capacités spécifiques, dans des conditions et contextes particuliers. Plusieurs de ces dispositifs sont en ce moment à l’étude – plusieurs formes d’ « entraînement » pour la mémoire de travail, l’attention, le contrôle dans l’exécution de tâches diverses et multiples. Mais nous pouvons retenir d’ores et déjà la leçon de S.F. et celle des joueurs d’échecs : nos capacités peuvent être développées si on sait avoir recours à de bonnes stratégies et si on sait puiser dans nos connaissances — les enrichir peut donc servir non seulement à augmenter notre bagage et notre culture, mais à élargir nos capacités de pensée et de résolution de problèmes.
Trop souvent, les entraînements pour le cerveau promettent plus qu’ils ne maintiennent
Venons-en maintenant aux pratiques d’entraînement cérébral (« brain training ») censées « booster » nos capacités, améliorer l’attention, la concentration, la mémoire, la flexibilité mentale, grâce à des exercices répétés comme dans une salle de gym, mais pour le cerveau.
Sont-elles efficaces ?
Beaucoup dépend de ce qu’on entend par le mot « efficace ».
Il existe un consensus sur le fait que différentes formes d’entraînement des capacités de mémoire, rapidité de traitement de l’information et attention ont un effet positif sur les tâches entraînées, et sur des tâches proches. En d’autres mots, s’entraîner sur une tâche nous rend plus efficace dans l’exécution de la tâche en question.
Il existe cependant aussi une convergence de preuves que ces effets ne se généralisent pas facilement au-delà de tâches semblables. Par conséquent, le plus souvent, on ne remarque pas d’effet de ce genre d’entraînement dans la vraie vie.
Certaines formes d’entraînement « du cerveau » ne semblent pas tenir leurs promesses (les performances s’améliorent sur les tâches entraînées — le calcul mental, la mémorisation de certaines catégories d’objets, par exemple —, mais sans plus, et sans qu’on puisse affirmer que le même résultat n’aurait pas été obtenu avec n’importe quel entraînement du calcul mental ou de la mémorisation).
D’autres formes d’entraînement ont obtenu des résultats contradictoires et donc non concluants, ou bien requièrent encore d’être mises à l’épreuve de la réalité — de l’efficacité dans la vraie vie, en dehors du laboratoire de neuropsychologie expérimentale.
Souvent, en plus, les effets sont mesurés à brève distance de l’entraînement, et on ne sait pas s’ils sont durables ou s’ils vont disparaître avec le temps. Il faut souligner qu’il est très facile de se tromper dans l’interprétation des résultats « positifs » des programmes d’entraînement cérébral.
En particulier, des contrôles appropriés sont nécessaires pour s’assurer que l’effet n’est pas l’équivalent d’un effet placébo.
On se prémunira par exemple non seulement d’avoir un groupe de contrôle à comparer avec celui qui s’engage dans l’entraînement ; mais aussi de faire en sorte que le groupe de contrôle ne soit pas purement passif : qu’il fasse en même temps et pour le même temps quelque chose de semblable.
De cette manière, on peut éliminer le doute que les sujets qui s’entraînent font mieux que les autres seulement parce qu’ils se sentent observés ou parce qu’ils font quelque chose plutôt que rien.
Cette procédure copie celle des essais cliniques en médecine, où un groupe de sujets reçoit le médicament actif, alors qu’un autre groupe reçoit une pilule en tout pareille sauf pour son contenu.
Dans les études sur l’entraînement cérébral, bien penser son groupe de contrôle est fondamental pour éviter de fausser les résultats par des effets psychologiques imprévisibles produits par la mise en situation de l’expérience, et indépendants de la méthode supposée être active.
Même ainsi, il est toujours possible que les attentes des expérimentateurs influencent le comportement des participants aux expériences, de façon involontaire (les essais cliniques en médecine, qui sont considérés comme le « gold standard » en procédure expérimentale pour vérifier l’efficacité d’un traitement sont conçus de manière à ce que l’expérimentateur n’en connaisse pas plus que les participants sur l’expérience : qui reçoit le « traitement » et qui reçoit le « placebo »).
Donc, pour le moment, prudence : rappelez-vous de faire doublement attention à ne pas prendre tout de suite pour bons tous les résultats positifs qui vous sont annoncés dans la presse. Prenez la bonne habitude de vous demander comment ils ont été produits : combien de sujets ont participé aux expériences ? Y avait-il un groupe de contrôle ? Que faisait-il ? Et ne vous arrêtez pas à un seul résultat, à une seule expérience. Apparemment, il n’y a pas de méthode miracle (sans effort, sans stratégie à adopter et à employer) qui puisse multiplier nos capacités – ou du moins elle n’a pas encore été découverte.
Conclusion
Les programmes d’entraînement cérébral se fondent sur une idée correcte du fonctionnement cérébral : la pratique et l’expérience favorisent l’apprentissage et l’acquisition de nouvelles compétences et connaissances. Cependant les soi-disants entraînements cérébraux à base de tâches répétées et informatisées ne semblent pas, pour le moment, tenir leurs promesses. Ceci notamment lorsqu’il s’agit de compétences très générales (améliorer la mémoire, améliorer l’attention) qui demandent de transférer les acquis à des contextes variés, très différents de ceux d’entraînement. L’acquisition de stratégies et connaissances peut nous amener à obtenir des performances augmentées de manière plus sûre et plus rapide que les entraînements proposés aujourd’hui dans le commerce.
L’idée selon laquelle nous pourrions améliorer nos compétences cognitives en nous musclant le cerveau est contredite par une vaste littérature, qui nous semble faire consensus scientifique.
Références
- Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros. Paris: Le Pommier.
- Dekker, S., Lee, N. C., Howard-Jones, P., & Jolles, J. (2012). Neuromyths in education: Prevalence and predictors of misconceptions among teachers. Frontiers in Psychology, 3(429)
- Geake, J. (2008). Neuromythologies in Education, Educational Research 50, 2, 123-133
- Goswami, U. (2006). Neuroscience and education: from research to practice?. Nature Review Neuroscience, 7 (5): 406–11
- Howard-Jones, P. Franey, L., Mashmoushi, R. Liao, Y.-C. (2009). The Neuroscience Literacy of Trainee Teachers. Paper presented at the British Educational Research Association Annual Conference, University of Manchester, 2-5 September 2009
- Pasquinelli, E. (2012). Neuromyths. why do they exist and persist? Mind, Brain, and Education, 6, 2, 89-96.
Le cerveau n’est pas un muscle
Pour des tests concernant l’entrainement cérébral, et comportant des résultats négatifs sur le transfert et la généralisation, voir :
- Lorant-Royer, S., Spiess, V., Goncalves, J., Lieury, A. (2008). Programmes d’entraînement cérébral et performances cognitives : efficacité, motivation… ou « marketing » ? De la Gym-Cerveau au programme du Dr Kawashima, Bulletin de psychologie, 61, 6, 498, 531-549
- Owen, A.M., Hampshire, A., Grahn, J.A., Stenton, R., Dajani, S., Burns, A.S., et al. (2010). Putting brain training to the test. Nature, 465(7299), 775–778.
Pour une étude contrôlée et randomisée sur les personnes âgées :
- Ball, K., Berch, D.B., Helmers, K.F., Jobe, J.B., Leveck, M.D., Marsiske, M., Morris, J.N., Rebok, G.W., Smith, D.M., Tennstedt, S.L., Unverzagt, F.W. and Willis, S.L. (2002) Effects of Cognitive Training Interventions with Older Adults: A Randomized Controlled Trial. Journal of American Medical Association, 288 (18), pp.2271-81.
Voir aussi, pour une analyse de la littérature :
- Bavelier, D., Green, C.S., Pouget, A. & Schrater, P. (2012). Brain Plasticity Through the Life Span: Learning to Learn and Action Video Games. Annual Review of Neuroscience, 35, 391-412.
Plus spécifiquement sur la pratique de jeux vidéo (d’actions et violents) et leur impact apparemment positif sur attention et contrôle exécutif :
- Bavelier, D., Green, C.S. & Dye, M. (2010). Children, Wired: For Better and for Worse. Neuron, 67, 692-701; Green, C.S. & Bavelier, D. (2008). Exercising Your Brain: A Review of Human Brain Plasticity and Training-Induced Learning. Psychology and Aging, 23(4), 692-701.
Sur l’entrainement de la mémoire de travail, voir, pour des résultats positifs :
- Klingberg, T. (2010). Training and plasticity of working memory. Trends in Cognitive Sciences, 14(7), 317–324.
Pour des résultats négatifs concernant la même méthode :
- Shipstead, Z., Hicks, K.L., Engle, R.W. (2012). Cogmed working memory training: Does the evidence support the claims? Journal of Applied Research in Memory and Cognition, 1, 3, 185.
Et une méta-analyse concernant l’entraînement de la mémoire à court terme ne montre pas d’effets positifs au delà des capacités directement entraînées :
- Melby-Lervåg, M. & Hulme, C. (2012). Is working memory training effective? A meta-analytic review. Developmental Psychology, doi: 10.1037/a0028228.
Pour les effets positifs de certaines interventions en milieu scolaire qui pourraient soutenir le développement des fonctions exécutives (flexibilité cognitive, inhibition et contrôle sur automatismes et émotions, mémoire de travail) :
- Diamond, A. & Lee, K. (2011). Interventions shown to Aid Executive Function Development in Children 4-12 Years Old. Science, 333, 959-964.
Ces interventions ne sont cependant pas censées “booster” les capacités cognitives, mais en soutenir et garantir le développement correct pendant l’enfance. Il existe en outre des résultats négatifs pour ces mêmes programmes :
- Barnett, W., Jung, K., Yarosz, D., Thomas, J., Hornbeck, A., Stechuk, R., & Burns, S.(2008). Educational effects of the Tools of the Mind curriculum: A randomized trial. Early Childhood Research Quarterly, 23, 299–313.
L’état de la recherche est donc encore non concluante, et plus d’études doivent être menées pour établir si ces méthodes, au-delà de leur aspect prometteur, ont un réel impact sur le développement cognitif de l’enfant.
D’autres recherches sur l’entraînement de l’attention et des fonctions exécutives ont montré des résultats positifs en laboratoire, mais n’ont pas été étudiées en dehors de celui-ci. Par exemple :
- Rueda, M.R., Rothbart, M.K.. & Saccamanno, L. & Posner, M.I. (2005) Training,maturation and genetic influences on the development of executive attention. PNAS, 102, 14931-14936.
Est-ce que tout se joue avant (3-6-9) ans ?
Article rédigé par Elena Pasquinelli, novembre 2019
Le mythe selon lequel tout se joue avant… (3-6-9 ans, à vous de remplir avec votre idée) est désormais souvent attaqué et démenti. Il puise ses racines notamment dans des études concernant les périodes critiques ou sensibles pour le développement de certaines fonctions au niveau cérébral. A partir de là, le mythe extrapole et généralise de manière injustifiée, voire il inverse la roue, et en oublie de prendre en compte les mécanismes composites et multiples qui assurent la capacité d’apprendre toute la vie.
Les mythiques premières années
Il existe plusieurs aspects dans le mythe des 3 premières années.
- Un aspect, résumé par la phrase « tout se joue tôt dans le cerveau », est celui des périodes critiques ou sensibles : périodes pendant lesquelles le cerveau est plus à même d’apprendre, ou de développer certaines capacités.
Dans le cadre du mythe, ces périodes sont généralisées à toutes les capacités d’apprentissage et sont considérées comme des fenêtres qui, une fois fermées, ne pourront plus être ré-ouvertes.
- Le deuxième aspect, fortement lié au premier, fait appel à une image simpliste de la plasticité cérébrale, qui ne prend pas en compte les différents aspects et formes de plasticité qui contribuent à l’apprentissage toute la vie.
- Un troisième aspect du mythe concerne les interventions censées permettre d’exploiter au maximum la plasticité du jeune cerveau. Il s’agirait de sur-stimuler le tout jeune enfant à l’aide d’une variété de dispositifs qui, en mobilisant ses sens et ses actions, vont lui permettre de mieux développer ses capacités ou de développer plus de capacités.
Ce dernier aspect s’incarne dans de nombreux produits commerciaux : les mobiles intelligents à pendre sur le lit ; les tablettes et les tapis multi-sensoriels pour que le bébé touche, voie, écoute, une panoplie de textures, couleurs et rayures, sons différents ; et plus récemment, les Cds, Dvd, tablettes électroniques qui promettent de faire devenir votre enfant un Bébé Mozart ou Bébé Einstein.
Les périodes sensibles
A partir des années 1960, David Hubel et Tornsten Wiesel mènent des recherches qui leur vaudront, en 1981, le prix Nobel de médecine et physiologie. Ils étudient le cortex visuel de mammifères (notamment chats et singes) et établissent que la plasticité de ces régions du cerveau diminue avec l’âge.
Si on suture l’œil de l’animal au cours des premières semaines de sa vie, et qu’on défait la suture quelques semaines après, l’animal ne développe pas une vision normale. Ceci se reconnaît aussi en observant la structure de son cortex visuel, qui n’est pas organisé comme celui d’un animal ayant pu observer le monde avec ses deux yeux (dans le cortex visuel, on observe alors une sorte d’organisation striée, « en colonnes », correspondant aux neurones qui reçoivent l’information par l’un des deux yeux).
Cette dominance est absente dans le cas des animaux rendus monocles (bloquer les deux yeux n’a pas un effet aussi disruptif). Hubel et Wiesel remarquent deux autres choses : que ce processus n’est pas réversible — la suture enlevée, le problème visuel reste ; et que le problème ne se pose pas si l’animal à subir cette procédure est un animal adulte. Il en découle la notion de période critique ou sensible pour le développement correct de certaines fonctions d’ordre perceptif. Est-ce que d’autres fonctions que la fonction visuelle présentent des périodes critiques ou sensibles de développement ? Des études ont pu mettre en évidence que, par exemple, certains aspects du développement du langage, ceux plus perceptifs, sont soumis à des contraintes semblables.
A la naissance, les enfants sont sensibles à tous les sons de toutes les langues, qu’ils traitent de la même manière.
Autour de 9 mois, le bébé se spécialise dans les sons qui sont statistiquement plus présents dans son environnement : il les distingue plus facilement, les traite plus rapidement et efficacement que ceux qui sont statistiquement moins significatifs. Dans un sens, il perd la capacité à traiter ces derniers. C’est pour cela que les adultes venant du Japon ou de la Chine ont du mal à distinguer les sons qui correspondent aux R et L des langues occidentales.
Mais ceci n’est pas vrai pour d’autres aspects du développement du langage, comme la grammaire ou le lexique. Notamment, la grammaire semble présenter une fenêtre beaucoup plus longue d’acquisition optimale et facilitée, et le vocabulaire ne cesse jamais de s’enrichir. Ceci devrait suffire à défaire la version extrême du mythe selon lequelle il y a une période critique pour apprendre, qui se situe en dessous d’un certain âge et qui vaut pour tout type d’apprentissage.
Les apprentissages, c’est un constat trivial, se poursuivent toute la vie. Ceci signifie que le cerveau est un organe capable de s’ajuster et de se modifier de façon durable suite à des expériences d’un certain type.
Cependant, la « plasticité » du cerveau n’est pas infinie et absolue : elle est au contraire restreinte et contrainte. Le cerveau hérite ces contraintes de son évolution : chaque circuit neural à la naissance ayant déjà des caractéristiques propres qui le prédisposent pour accomplir certaines fonctions, des propriétés intrinsèques qui déterminent quel genre de fonctions il pourra endosser en plus de celles naturellement prédisposées, un rythme de maturation largement prédéterminé.
La plasticité du cerveau
La forme et la structure du cerveau — son aspect macro : les circonvolutions (les gyri) et les plis (les sillons) ; son aspect micro : le positionnement des neurones et la mise en place des axes de connexions majeures entre les neurones — sont en place très tôt dans la vie, avant la naissance en fait, sous l’influence des gènes et de l’environnement dans lequel le fœtus se développe.
La plasticité structurelle du cerveau continue toutefois après la naissance : en plus du câblage qui a déjà eu lieu, se développent des connexions entre neurones (par exemple, entre neurones qui s’activent ensemble) ; lorsqu’elles ne sont pas utilisées, ces connexions sont éliminées.
La connexion entre deux neurones est assurée lorsque la fibre longue (axone) qui part d’un neurone, en rejoint un autre, en prenant contact avec les sortes d’épines sur la tête de ce deuxième (dendrites et épines dendritiques). En réalité, ce contact n’est pas fermé : il s’agit d’un espace, la synapse, dans lequel le premier neurone verse des substances chimiques (neurotransmetteurs) qui sont réceptionnées par le deuxième. Production et élimination des synapses (les espaces de connexion entre neurones) sont deux processus également fondamentaux pour l’apprentissage.
Pendant l’enfance et l’adolescence, on assiste à des périodes particulièrement mouvementées du point de vue des synapses, avec genèse d’un grand nombre de nouvelles synapses (notamment, mais pas seulement, au cours de la première année de vie), et élimination d’un grand nombre de synapses inutilisées au cours des années suivantes.
On assiste aussi à une autre forme de maturation structurelle : les fibres longues qui mettent les neurones en contact se font envelopper d’une gaine grasse et blanche, la myéline, qui limite la dispersion du signal électrique et en multiplie donc fidélité et vitesse de transmission.
Cependant, toutes les régions du cerveau ne subissent pas ces processus en même temps : les périodes de maturation sont asynchrones, certaines régions étant décalées par rapport à d’autres dans la production massive et dans la sélection des synapses, aussi bien que dans la production de myéline, par rapport à d’autres.
Notamment, il semblerait que, au cours de l’adolescence, les régions les plus frontales du cerveau humain — en charge de la prise de décision, du raisonnement critique, de l’attention, du contrôle sur les stimuli et les émotions — vivent une sorte de tempête synaptique et qu’à leur égard, la phase de myélinisation se termine autour de la moitié de la deuxième décade de vie. La tempête cessée, le cerveau continue à se modifier, du moins au niveau de son architecture fonctionnelle, tout le reste de la vie.
Ce changement affecte notamment les synapses, et pour cette raison, on parle de plasticité synaptique, qu’on met en relation avec les apprentissages durables et la mémoire. Les synapses qui existent déjà peuvent alors changer de forme (les petites épines se multiplient ou disparaissent, s’agrandissent ou rétrécissent), de nouvelles connexions peuvent se former, la quantité de substances chimiques relâchées ou reprises dans les espaces entre les neurones augmenter ou diminuer. Il y a encore beaucoup de questions en attente de réponses concernant ces différents processus, qui sont considérés comme les modifications les plus à même d’expliquer la plasticité cérébrale qui accompagne l’apprentissage à l’âge adulte et la mémoire.
D’autres formes de plasticité dans le cerveau de l’adulte
D’autres formes de modification du cerveau adulte ont été découvertes à partir des années 1970.
Des nouveaux neurones peuvent pousser dans des parties spécifiques du cerveau, et cela a été observé chez des espèces différentes, y compris la nôtre.
Des chercheurs du University College à Londres ont étudié le cerveau d’une population particulière : les conducteurs de taxis noirs, les cabbies. Au bout de deux ans d’études et de pratique qui les mène à connaître par cœur les 25000 rues de Londres, sens uniques et monuments principaux compris, ces super-conducteurs passent un examen (The Knowledge) qui leur permet d’obtenir leur licence. Ils se retrouvent aussi avec un hippocampe postérieurement élargi — située au centre du cerveau, en forme d’hippocampe comme on peut le deviner, cette structure est particulièrement active dans les tâches spatiales et de mémoire.
Est-ce que de nouveaux neurones ont poussé à cet endroit, ou bien se sont-ils déplacés des régions plus antérieures de la même petite structure ? Difficile à dire ; ce qui semblerait être vrai est que cette modification est une conséquence de l’entraînement spécial qu’endurent les conducteurs de taxi noir : non seulement les conducteurs de bus n’ont pas le même hippocampe qu’eux, mais les conducteurs avant la licence n’ont pas encore l’élargissement qu’on observe chez les conducteurs primés par The Knowledge.
La possibilité d’une plasticité structurelle, avec genèse de neurones, dans le cerveau adulte est donc aujourd’hui, largement acceptée ; mais elle reste un phénomène limité, qui se borne — comme dans le cas d’autres espèces animales — à des régions très spécifiques du cerveau.
D’autres formes de plasticité ont encore été observées chez les amputés et chez les musiciens professionnels. Dans ces cas, l’entraînement semble pouvoir amener à une reconfiguration de l’architecture des connexions du cerveau au niveau du cortex sensoriel et moteur. Par exemple, si à cause d’une amputation, un doigt n’envoie plus de signaux vers le cerveau, le cortex somato-sensoriel en charge des sensations provenant du doigt déconnecté se reconfigure et, au bout de quelques semaines, se met à répondre à la stimulation des doigts avoisinants. Dans certains cas, on peut donc assister à un « re-mappage » des régions du cortex.
Il convient de garder à l’esprit que l’apprentissage a lieu toute la vie, comme on peut facilement le constater en observant nos parents et grands-parents. Il ne peut qu’y avoir une modification correspondante au niveau du cerveau. Le cerveau est donc une structure essentiellement plastique. Cette plasticité est assurée par différents mécanismes, qui ne sont pas les mêmes au cours de la vie.
L’enfance est une période particulièrement riche en transformations, caractérisée par une plasticité structurelle ; celle-ci cède le pas à l’âge adulte à une plasticité plus fonctionnelle, non moins importante pour garantir l’apprentissage toute la vie. Cependant, le cerveau n’est pas, non plus, infiniment plastique, et tout n’est pas possible en termes d’apprentissage.
Une plasticité non infinie et du bric-à-brac
La presse populaire a tendance à mettre l’accent sur les formes de plasticité « rares » — neuro-genèse et re-mappage à l’âge adulte — afin de véhiculer le message optimiste qu’il est toujours temps d’apprendre, voire de réapprendre.
Sans être faux, ce message est toutefois souvent mal compris, ou exagéré.
D’un côté, il favorise l’impression que ces formes de plasticité anatomique ont un poids plus important que ce qu’elles ont en réalité dans le cerveau adulte, alors que, du moins à la lumière des connaissances actuelles, la plasticité synaptique représente la machinerie fondamentale de la plasticité du cerveau à l’âge adulte.
De l’autre côté, mettre l’accent sur l’exceptionnel peut faire penser que la plasticité du cerveau n’aurait pas de limites ni de contraintes — ce qui n’est point le cas. On constate couramment que des lésions localisées du cerveau peuvent amener à la perte de fonctions, et que la récupération de ces fonctions, à l’âge adulte et même une fois passée la première enfance, est le plus souvent limitée (même au bout d’entraînements importants en rééducation).
Ce constat invite à garder une attitude prudente face aux promesses de plasticité anatomique et structurelle dans le cerveau adulte. Et à chercher d’autres manières et stratégies par lesquelles le cerveau, organe ancien, façonné par l’évolution, peut arriver à s’adapter à de nouvelles conditions, à répondre à de nouveaux défis, certainement non prévus par l’évolution — l’invention de l’écriture et de la lecture, par exemple, ou les nouvelles technologies pour l’information et la communication.
Prenons l’exemple d’études récentes concernant l’apprentissage de la lecture :
L’équipe de Stanislas Dehaene à Neurospin, un laboratoire d’imagerie cérébrale parmi les plus avancés et mieux équipés au monde, a proposé une théorie selon laquelle l’apprentissage de la lecture adviendrait par recyclage de réseaux de neurones normalement dédiés au traitement d’informations visuelles et verbales.
L’apprentissage de la lecture représente en effet un puzzle pour le neuroscientifique, comme tant d’autres apprentissages culturels — et un exemple frappant de plasticité du cerveau. Il est extrêmement improbable que le cerveau humain ait subi une modification génétique au cours des 5000 dernières années lui permettant de développer naturellement des capacités de lecture. Les connaissances actuelles sur les temps de l’évolution biologique, et les modifications massives que le développement de ce type de capacité implique, parlent en défaveur d’une telle possibilité. Pourtant, en l’espace de quelques années, le jeune cerveau (et aussi le cerveau adulte, il n’y a pas de période critique ou sensible pour l’apprentissage de la lecture) est capable de déchiffrer un nombre potentiellement infini de mots et de les mapper dans sa réserve de vocabulaire.
La proposition de Dehaene est que la culture et l’apprentissage social peuvent s’appuyer sur des circuits de neurones qui existent déjà, qui ont évolué au cours d’un temps extrêmement long, celui de l’évolution biologique, mais qui répondent à d’autres fonctions. Ces circuits sont en quelque sorte « hackés » par de nouvelles tâches. En effet, les nouvelles tâches interfèrent en partie avec celles préalables, biologiquement établies, et vice versa. Les nouvelles acquisitions culturelles sont bien évidemment possibles, l’histoire le prouve.
Le cerveau s’y fait. Mais en ce faisant, il impose des contraintes aux innovations possibles et à leurs manifestations.
Le mythe de la sur-stimulation du bébé
Le mythe des trois premières années se heurte contre la variété des formes de plasticité cérébrale et donc contre le fait que l’apprentissage a lieu, sous des formes différentes, pendant toute la vie.
Mais quid du troisième aspect du mythe — celui selon lequel, en vertu de cette même plasticité cérébrale — on pourrait augmenter les chances de nos enfants d’être plus intelligents et capables, en les sur-stimulant précocement ?
Au cours des années 1980, des chercheurs étudient l’effet de différents types d’environnements sur l’apprentissage des rats.
Certains rats sont assignés à un type d’environnement où chaque rat vit à son compte, dans une cage vide, avec seulement de quoi boire et manger. D’autres vivent ensemble dans un environnement avec des jouets — des roues, par exemple, et d’autres accessoires typiques d’une cage à rat domestique. Les rats qui vivent dans un environnement social et « enrichi » font preuve de capacités d’apprentissage supérieures par rapport aux autres. Leur cerveau présente en outre des différences micro-anatomiques par rapport aux autres, les modifications intéressant en particulier les épines dendritiques — qui en deviennent plus riches de sites de connexion — des neurones de certaines régions du cortex (qui en ressort plus épais).
Conclusion : un environnement plus riche de stimuli physiques et sociaux est favorable à l’apprentissage et cette facilité d’apprentissage corrèle avec la richesse des connexions disponibles.
Mais est-ce que ces expériences vont dans la direction du mythe ? En réalité, non.
Les conditions dans lesquelles les deux groupes de rats ont grandi sont significativement appauvries par rapport à celles caractéristiques de la vie « naturelle » d’un rat (et d’un enfant). L’une d’entre elles est particulièrement appauvrie, et le fait que les rats apprennent moins bien dans cette situation ne surprend pas. D’ailleurs, les rats en question sont des adultes et pas des bébés.
Rien ne permet donc de dire que la sur-stimulation a des effets bénéfiques sur l’apprentissage. Par contre, les données convergent sur l’idée qu’un contexte appauvri (en stimuli physiques et sociaux) par rapport à la normalité est négatif pour l’apprentissage.
En ce qui concerne la multiplication des synapses, le processus qui mène à leur sélection est aussi important que celui qui mène à leur multiplication pour assurer l’acquisition d’habilités nouvelles, la vitesse et l’efficacité dans le traitement des informations plus significatives — et pas nécessairement de toutes les informations disponibles.
Le mythe « plus de stimulation, plus de synapses, plus d’apprentissage chez le jeune enfant » est donc faux.
Mais n’y aurait-t-il quelque chose à sauver dans son message ?
Pour une chose, l’idée que l’apprentissage est un processus cumulatif et que ses bases puisent dans l’enfance, et aussi dans la première enfance.
Si présenter un surplus de stimuli perceptifs aux enfants ne va pas les rendre des supermen et wonder women de la perception, leur lire des livres, les faire lire, leur parler et leur raconter des histoires — en somme : leur fournir de la nourriture intellectuelle : des occasions d’apprendre et des contenus de connaissance — va leur permettre de se constituer un réservoir de concepts sur lequel construire d’autres concepts et d’autres connaissances. Ceci n’est pas vrai que pour les trois ou six premières années de la vie : comme pour le vocabulaire, il n’y a pas une période critique après laquelle on n’apprend plus ou on apprend moins bien.
Cependant, puisque les connaissances se construisent à partir d’autres connaissances, les enfants qui arrivent à l’école avec moins de connaissances, et moins de mots de vocabulaire pour les verbaliser, peuvent avoir besoin d’un effort supplémentaire pour combler la distance qui s’est entretemps formée avec d’autres enfants — et empêcher qu’elle se creuse de plus en plus, de manière exponentielle.
Il est donc important de fournir aux enfants des opportunités d’apprentissage à une époque de la vie où le cerveau est particulièrement plastique, et où la société laisse liberté à l’enfant de se concentrer sur l’apprentissage plutôt que sur des tâches productives. Mais il est aussi important que les programmes pour bien commencer dans la vie ne s’arrêtent pas aux stades les plus préliminaires du développement, qu’ils continuent à chercher à combler les distances.
Conclusion
Certains apprentissages spécifiques sont liés à des périodes bien précises de la vie, et s’effectuent plus efficacement pendant celles-ci. Néanmoins, nous possédons une capacité d’apprendre très développée à tout âge. Sur-stimuler un très jeune enfant serait inutile, voire nocif : le repos est important pour la stabilisation des connexions synaptiques. D’ailleurs, l’apprentissage n’est pas uniquement question de former de nouvelles synapses, mais aussi de les rendre plus efficaces, ou bien de les réduire. Cependant, il nous semble important de souligner que les interactions que les jeunes enfants ont naturellement avec leur environnement physique et social (exploration, mouvement, interactions verbales, émotionnelles) jouent un rôle fondamental dans tout apprentissage. Ces interactions doivent donc être favorisées.
L’idée selon laquelle tout se joue avant (3 – 6 – 9) ans est contredite par une vaste littérature, qui nous semble faire consensus scientifique.
Références
- Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros. Paris: Le Pommier.
- Dekker, S., Lee, N. C., Howard-Jones, P., & Jolles, J. (2012). Neuromyths in education: Prevalence and predictors of misconceptions among teachers. Frontiers in Psychology, 3(429)
- Geake, J. (2008). Neuromythologies in Education, Educational Research 50, 2, 123-133
- Goswami, U. (2006). Neuroscience and education: from research to practice?. Nature Review Neuroscience, 7 (5): 406–11
- Howard-Jones, P. Franey, L., Mashmoushi, R. Liao, Y.-C. (2009). The Neuroscience Literacy of Trainee Teachers. Paper presented at the British Educational Research Association Annual Conference, University of Manchester, 2-5 September 2009
- Pasquinelli, E. (2012). Neuromyths. why do they exist and persist? Mind, Brain, and Education, 6, 2, 89-96.
Les mythiques premières années
- Bruer, J.T. (1999). The Myth of the First Three Years: A new understanding of early brain development and lifelong learning. Free Press. New York
- Bruer, J. (1997). A Bridge Too Far, Educational Researcher, 26(8), 4-16.
Les périodes sensibles
- Hubel, D.H. and Wiesel, T.N. 2004. Brain and Visual Perception: The Story of a 25-Year Collaboration. Oxford: Oxford University Press.
- Kuhl, P.K. (2010). Brain Mechanisms in Early Language Acquisition. Neuron, 67, 713-727
- Kuhl, P. K. & Damasio, A. (2012). Language, in E. R. Kandel. J. H. Schwartz, T. M. Jessell, S. Siegelbaum, & J. Hudspeth (Eds.), Principles of neural science: 5th Edition (pp. 1353-1372). New York, NY: McGraw Hill.
La plasticité du cerveau
- Dehaene-Lambertz, G. (2014). Développement, apprentissages et plasticité du cerveau. CLEFS CEA, 62, 27-29.
On conseille la lecture d’ouvrages généraux sur neurosciences, apprentissage et éducation, comme :
- Blakemore, S.J. & Frith, U. (2005). The learning brain. London: Blackwell publishing. Aussi: Battro, A., Léna, P., Fischer, K. (2008). The educated brain. Essays in neuroeducation. Cambridge, MA: Cambridge University Press.
- A propos de la maturation asynchrone du cerveau
- Blakemore, S-J. (2012). Development of the social brain in adolescence. Journal of the Royal Society of Medicine 105, 111–116.
- Blakemore, S.J. and Choudhury, S. (2006) Development of the Adolescent Brain: Implications for Executive Function and Social Cognition. Journal of Child Psychology and Psychiatry, 47 (3), pp.296-312.
A propos de la plasticité synaptique et de la mémoire :
- Lamprecht, R., LeDoux, J. (2004). Structural plasticity and memory. Nature Reviews Neuroscience, 5(1): 45- 54.
Sur la genèse de neurones dans l’hippocampe adulte, l’étude sur les « cabbies » de Londres est décrite dans :
- Maguire, E. A, Gadian, D. G., Johnsrude, I. S., Good, C. D., Ashburner, J., Frackowiak, R. S. J., and Frith, C. D. (2000). Navigation-related structural change in the hippocampi of taxi drivers. Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 97, 4398–4403.
Sur le re-mappage au niveau du cortex, on pourra voir :
- Pascual-Leone, A., Amedi, A., Fregni, F., Merabet, L.B. (2005). The plastic human brain cortex. Annual Review of Neuroscience 28, 377– 401 ; Ramachandran, V.S. & Hirstein, W. (1998). The perception of phantom limbs The D.O. Hebb lecture. Brain, 121 (9): 1603–1630.
Sur le recyclage neuronal :
- Dehaene, S. & Cohen, L. (2007). Cultural recycling of cortical maps. Neuron, 56(2), 384-398. Dehaene et Cohen ont montré par exemple, que suite à l’apprentissage de la lecture, une région du cortex visuel se spécialise dans la reconnaissance visuelle des mots ; mais cette région avait déjà une fonction « assignée » : celle de permettre la reconnaissance d’objets. Or, dans le cas de la reconnaissance des objets, nous ne faisons pas de différence entre orientation gauche ou droite de l’objet visualisé – le même cheval qui entrerait dans notre champ visuel de la droite ou de la gauche serait reconnu comme étant le même cheval. Mais certaines des lettres de l’alphabet sont différentes en raison de leur orientation – p et q, notamment. Pour pouvoir les reconnaître, la région de la forme des mots doit s’adapter et perdre sa naturelle propriété d’invariance. En même temps la fonction préalable, celle de la reconnaissance des objets, va continuer à hanter la lecture, du moins autant que celle-ci n’est pas automatisée : les enfants qui apprennent à lire se trouvent en difficulté quand il s’agit de distinguer entre p et q.
Pour l’idée du ré-assignement de ressources cérébrales à de nouvelles fonctions et buts – notamment dans l’explication de notre capacité à utiliser une vaste gamme de nouveaux produits pour l’interaction sociale à distance -, voir :
- Parkinson, C., & Wheatley, T. (2015). The repurposed social brain. Trends in Cognitive Sciences, 19, 3? 133-141.
Le mythe de la sur-stimulation du bébé
A propos de l’apprentissage par l’expérience et des sur les environnements « enrichis » et l’apprentissage du rat :
- Greenough, W.T., Black, J.E., Wallace, C. S. (1987). Experience and brain development. Child Development 58(3): 539 – 559.
Voir aussi l’excellent article de vulgarisation :
- Willingham, D. (2006). Brain-Based learning : More fiction than facts. American Educator, 30(3), 27–33, 40–41. Ce dernier article discute aussi d’autres mythes sur le cerveau concernant l’apprentissage.
Pour les expériences décrites sur la mémoire, voir :
- Ericsson, K. (2003). Exceptional Memorizers: made, not born. Trends in Cognitive Science, 7(6), 233-235
Et plus généralement, le livre sur sciences cognitives et éducation :
- Bransford, J. D., Brown, A. L., & Cocking, R. R. (2000). How People Learn: Brain, Mind, Experience, and School. Washington, DC: National Academy Press.
Quel impact ont les supports numériques sur notre cerveau ?
Article rédigé par Elena Pasquinelli, janvier 2020
Apprend-on mieux avec ou sans technologies numériques ? Les technologies numériques vont-elles nous rendre plus intelligents ? Que vont-elles changer pour notre cerveau, et pour celui de nos enfants et adolescents ? Il est bien difficile de répondre à ces questions, tant elles sont vastes et générales. Voici toutefois quelques éléments de réflexion.
Une question préliminaire : nos enfants sont-ils des « natifs numériques » ?
Autrement dit, les technologies numériques ont-elles changé de façon radicale et à jamais le cerveau (plastique) de nos enfants ?
On entend souvent dire que les enfants de la nouvelle génération (et les adolescents aussi, puisqu’ils sont nés dans un monde post-Internet), ne sont pas comme les adultes. Leur plasticité cérébrale, leurs capacités d’apprentissage auraient été « hackées » par les technologies numériques, et ceci aurait produit une sorte de changement anthropologique. Ainsi, cette nouvelle génération serait capable de choses inaccessibles à nous, les adultes, qui avons immigré dans le monde digital plus tard dans la vie. Les jeunes natifs numériques n’apprendraient pas « comme les autres », n’auraient pas les mêmes habilités numériques et besoins. Est-ce vrai, ou s’agit-il d’un techno-mythe ?
Les enfants sont de vraies machines à apprendre, et pas seulement pour des raisons de plasticité cérébrale. Ils disposent aussi de bien plus de temps. Un enfant n’a fondamentalement rien d’autre à faire qu’apprendre : même quand il joue, il apprend ! A l’âge adulte également, notre cerveau est parfaitement capable d’apprendre à faire des choses nouvelles et intéressantes, si on s’en donne le temps.
Cette considération a des conséquences importantes sur notre relation avec les technologies électroniques. Elle permet notamment de dissiper quelques mythes obstinés, tel le mythe des « natifs numériques ». Plus qu’un mythe, il s’agit d’une mauvaise métaphore pour décrire un fait tout à fait réel. Les enfants d’aujourd’hui, au moins ceux qui vivent dans les pays développés et « connectés », naissent et grandissent dans un monde où les technologies numériques font partie de la vie quotidienne. Mais entre cette considération et le mythe que ces mêmes enfants seraient anthropologiquement différents de la génération pré-numérique, la distance est longue.
Le mythe des natifs numériques se nourrit d’anecdotes: « Mon fils est incroyable, il n’a que quelques mois et il sait déjà comment tourner les pages de la tablette numérique et de mon téléphone intelligent ».
Il est pourtant facile de briser le mythe en partant de ses prémisses : rappelez-vous que de nombreuses générations pré-numériques sont venues au monde et ont grandi entourées de livres et de lecteurs ; et que, malgré ce bain littéraire, apprendre à lire et à écrire demeure un défi difficile pour l’enfant (et pour son professeur).
La lecture et l’écriture sont des inventions culturelles, de même que le sont le logiciel pour communiquer à distance, celui pour interagir avec des représentations graphiques, ou encore celui pour effectuer une recherche d’informations. En tant que culturelles (et pas naturelles), toutes ces pratiques nécessitent un apprentissage spécifique, et d’autant plus quand on veut aller au-delà de l’utilisation basique, mécanique et irréfléchie du dispositif électronique qui est entre nos mains (tourner les pages d’une tablette électronique). Mais alors, comment expliquer la dextérité dont le bébé fait preuve avec la tablette électronique de maman ? Recherchez sur Internet et vous trouverez de nombreuses vidéos de chats qui font de même… Natifs numériques, eux aussi ?
Si nous regardons de près un appareil numérique, nous nous rendons facilement compte qu’il a été conçu intelligemment, pour que l’interaction physique soit aussi naturelle que possible, basée sur des gestes de tous les jours. Le dispositif en question nécessite donc le moins d’intelligence possible, au moins dans le processus de manipulation. Et l’enfant, souvenons-nous, a beaucoup de temps libre pour explorer ce dispositif et parvenir à l’utiliser.
Les « natifs » ne sont pas nécessairement des « compétents numériques »
Plusieurs recherches — résumées par un rapport britannique d’une fondation privée, paru en 2014 — indiquent que les adolescents et les jeunes adultes de la génération numérique ne font pas une utilisation particulièrement « intelligente et sage » d’Internet. En particulier en ce qui concerne :
- L’évaluation des sources ;
- L’utilisation de critères de recherche avancés ;
- Et la protection contre les actes de piraterie et de plagiat sur le web.
Ces compétences peuvent et doivent donc être enseignées…
« Les jeunes utilisateurs des technologies numériques ont généralement tendance à surestimer leurs compétences par rapport à ces mêmes technologies. Une étude de 2014 montre l’existence d’un écart entre la perception que les jeunes ont de leurs propres capacités et la connaissance réelle qu’ils possèdent des technologies de l’information. Par exemple, 84 % des répondants ont dit qu’ils ont une connaissance « très bonne » ou « bonne » d’Internet, cependant, dans les tests pratiques, 49 % d’entre eux a obtenu des résultats correspondant à « mauvais » ou « très mauvais ». Le plus grand écart entre les compétences perçues et les compétences réelles se trouve parmi les jeunes âgés de 15 à 29 ans. »
D’autres enquêtes montrent, par ailleurs, que cette même génération a une « connaissance produit » plus avancée que la génération précédente : les jeunes natif connaissent mieux que leurs parents les marques des produits du marché. Ceci pourrait renforcer la fausse impression de compétence que la nouvelle génération donne aux adultes qui les observent de l’extérieur…
Des compétences parfois illusoires
Les sciences cognitives peuvent nous aider à porter un regard plus approfondi sur cette problématique. En effet, il existe un biais cognitif connu comme « l’illusion de comprendre » : une tendance naturelle et généralisée à surestimer certaines de nos connaissances (Rozenblit & Keil, 2002 ; Sloman & Fernbach, 2017).
Par exemple, savez-vous comment fonctionne un vélo ou la chasse d’eau des toilettes ? Estimez votre niveau de connaissance sur une échelle de 1 à 5.
Maintenant, dessinez les éléments de la transmission du mouvement du vélo. Et dessinez le mécanisme de la chasse d’eau, vu de l’intérieur bien sûr. Estimez à nouveau vos connaissances.
Lors d’expériences conduites en laboratoire, la majorité des adultes a tendance à donner une évaluation plutôt positive et optimiste de ce genre de compréhension. Ce type d’expérience révèle généralement qu’à la deuxième évaluation, nous nous sentons beaucoup moins confiants vis-à-vis de nos connaissances… Notre « auto-estimation » nous trompe beaucoup plus facilement dans le cas de questions concernant des mécanismes de fonctionnement que dans le cas des connaissances factuelles (il est difficile de se tromper sur le fait que nous connaissons ou non la date de naissance de Napoléon).
Deux chercheurs, David Dunning et Justing Kruger, psychologues sociaux à l’Université Cornell, ont révélé d’autres aspects de l’illusion de la connaissance (Kruger & Dunning, 1999).
- Tout d’abord, la tendance à se considérer « supérieur à la moyenne » s’applique à une variété de domaines de connaissance : la grammaire, la logique, le sens de l’humour… Il est donc plausible que ce soit également le cas pour la perception que nous avons de nos compétences avec les nouvelles technologies.
- Un autre aspect, encore plus intéressant, et inquiétant, de « l’illusion de connaissance » est que nous sommes d’autant plus soumis à l’effet Dunning-Kruger que… nous sommes ignorants. Par exemple, les étudiants qui ont des résultats particulièrement faibles à un examen ont tendance à surestimer leurs connaissances et les résultats à l’examen lui-même de façon particulièrement prononcée par rapport aux élèves ayant de meilleurs résultats. Le moins on en sait, le plus on pense savoir… Les élèves ayant les meilleurs résultats ont tendance, au contraire, à sous-estimer leurs capacités et leurs résultats…
En conclusion : attention à ne pas tomber dans de mauvaises métaphores (les natifs numériques), et en particulier dans de mauvaises équivalences (natif = compétent). L’utilisation des technologies numériques requiert un véritable apprentissage.
Intelligence et technologies
La technologie numérique peut-elle nous rendre plus « intelligent » ? Tout ce que nous apprenons change notre cerveau, grâce à sa plasticité. Apprendre à lire modifie certains circuits de notre cerveau. On parle de « recyclage » neuronal (Dehaene & Cohen, 2007) dans ce cas, parce que certains groupes de neurones qui, à la naissance, répondent de manière particulièrement forte à la présence de visages, commencent, une fois que nous avons appris à lire, à réagir de manière de plus en plus forte à la vision de mots et de lettres, et moins à celle d’un visage… Un apprentissage culturel a donc pu exploiter l’évolution de notre cerveau et la détourner en partie de son but. Et ce n’est pas fini !
L’apprentissage de la lecture (Willingham, 2015) a un impact positif sur la connaissance de la langue, sur les mots pour exprimer de nouveaux concepts, sur les connaissances concernant le monde autour de nous, les autres et nous-mêmes. Apprendre à utiliser les technologies donne accès à de nouveaux contenus et ceci change nos cerveaux.
Mais est-ce que l’utilisation de jeux vidéo ou de logiciels spéciaux pour « l’entraînement du cerveau » a des effets à grande échelle sur notre intelligence, avec peu d’effort ?
Quelques mots sur l’intelligence, d’abord.
Plus intelligents plus vite ?
Parmi les nombreuses fonctions qui caractérisent le cerveau, celles qui sont le plus souvent liées à l’intelligence sont : la mémoire à court terme, l’attention, le raisonnement spatial et logique, la résolution de problèmes et la compétence verbale sémantique. Ce sont du moins les capacités mesurées par la plupart des tests d’intelligence, et les différents logiciels pour le « brain training » visent à leur amélioration.
Certains produits, développés en collaboration avec des chercheurs en neurosciences cognitives, se donnent pour objectif d’améliorer la mémoire à court terme par la répétition d’exercices qui ressemblent étroitement aux tests habituellement utilisés pour la mesurer. L’idée derrière ces produits est que certaines compétences seraient suffisamment générales pour que leur amélioration se fasse sentir dans différents domaines, chez les personnes souffrant de troubles spécifiques (comme les troubles de l’attention) et chez les personnes qui sont tout simplement aux prises avec les défis de l’apprentissage et de la vie de tous les jours.
Les résultats des évaluations effectuées à ce jour sur ce type de produit sont plutôt décevants : les effets positifs (sur l’intelligence ou la mémoire à court terme, mesurée par des tests spécifiques), quand ils existent, sont de petite taille (significatifs pour un test de laboratoire, mais pas nécessairement de nature à faire une différence dans la vie de tous les jours) et ne semblent pas se transférer à des contenus différents de ceux qui sont directement objet d’entraînement (Simons et al. 2016; Chabris et al. 2018)
Dans certains cas, des résultats surprenants et particulièrement optimistes (l’effet d’un exercice de courte durée sur l’intelligence fluide, celui de l’écoute d’un morceau de musique classique sur le raisonnement spatial) se sont révélés être tout simplement faux, au sens où ils n’ont pas pu être répliqués par des laboratoires indépendants. Malheureusement, notre cerveau a tendance à mieux se rappeler les résultats surprenants et positifs que leurs falsifications !
Il arrive souvent, par conséquent, que l’annonce d’un résultat positif dans la presse favorise la naissance d’une cascade de produits commerciaux et de faux espoirs, et qu’il soit par la suite difficile de remettre les pendules à l’heure.
Un conseil : Méfiez-vous des promesses qui tirent parti de l’espoir de devenir plus intelligent rapidement et sans effort, grâce à un petit nombre d’exercices courts. Les solutions « miracle » devraient être les premières à susciter en nous une saine méfiance et des doutes quant à leur efficacité.
Pour l’instant, le message à retenir est qu’il est impossible d’affirmer que les entraînements des logiciels et des « jeux pour le cerveau » ont un effet positif sur les performances cognitives de tous les jours, dans le sens de permettre de les améliorer ou d’en retarder le déclin. Et ce même lorsque les entreprises qui produisent ce genre de logiciels et de jeux affirment se baser sur la recherche scientifique sur le cerveau, ou quand des cognitivistes ont participé à leur élaboration. Souvent, la participation des chercheurs reste à la marge de la mise au point et de la validation expérimentale des produits ; et les connaissances scientifiques souvent citées sont purement théoriques et non pas immédiatement traduisibles en pratique.
Quelles perspectives pour l’avenir ?
Malgré les résultats obtenus à ce jour, de nombreuses entreprises et scientifiques cognitifs continuent d’explorer les possibilités offertes par les technologies numériques pour améliorer, grâce à des exercices spécialisés et répétés, certaines capacités de notre cerveau.
Sont étudiés les effets des jeux vidéo d’action (first person shooters) sur la capacité à se concentrer sur une partie de l’espace visuel, sans céder aux distractions ; sur la capacité inverse de percevoir des stimuli qui sont situés à la périphérie du champ visuel ; et sur celle de déplacer rapidement l’attention d’un stimulus à un autre ;
Sont également étudiés des logiciels ludiques orientés pour remédier aux difficultés rencontrées par certains enfants dans des apprentissages de base comme la lecture et les mathématiques. Certains semblent obtenir des effets positifs avérés. C’est le cas par exemple d’un « serious game » qui permet de s’entraîner sur les correspondances entre les lettres et les sons, et de préparer ainsi les bases nécessaires à la lecture. Le jeu en question (Graphogame) est en accès libre, et ses effets ont été testés pour le finlandais et l’anglais (la traduction française est en cours). Il est intéressant de noter que les effets de ce jeu se font davantage sentir sur l’automatisation des associations lettres et les sons que sur la motivation. Ceci suggère que l’avantage de ce type de logiciel réside plutôt dans le fait que les technologies numériques permettent de répéter plusieurs fois le même exercice, et d’adapter les exercices successifs aux compétences de l’apprenant, plus que dans sa nature « ludique » ou « cool ».
Contre toute attente, par exemple, il semblerait que les jeux pour apprentissage qui présentent un graphisme réaliste et cartoony sont moins efficaces que des jeux qui présentent un graphisme plus simple et schématique. De même, la présence de narration n’aide pas nécessairement en termes d’apprentissage. Ces résultats s’expliquent vraisemblablement par le fait que lorsqu’un apprentissage est en jeu, ces enrichissements tendent à distraire plus qu’à aider.
- En général, l’analyse des études existantes sur les effets des jeux sérieux sur l’apprentissage indique l’existence d’effets positifs, mais avec beaucoup de « mais » et de précautions. Les jeux les plus efficaces sont ceux qui visent à développer des compétences de base en lecture et en mathématiques . L’utilisation de jeux sérieux est aussi plus efficace dans les situations de groupe et lorsqu’elle complète, sans les substituer, des modalités d’apprentissage plus traditionnelles. Enfin, il convient de noter que les études qui montrent des résultats plus positifs des jeux sur l’apprentissage sont celles qui sont moins strictes d’un point de vue expérimental, par exemple qui n’ont pas fait recours à la répartition aléatoire des sujets participant au test dans le groupe expérimental (qui utilise le jeu) et dans le groupe témoin (qui ne l’utilise pas). Cela laisse ouverte la possibilité que d’autres facteurs que le jeu puissent expliquer les résultats apparemment positifs. Il reste, par conséquent, à comprendre quelles sont les caractéristiques des jeux sérieux qui pourraient les rendre vraiment efficaces pour l’apprentissage, et si l’effet positif qui a été mis en évidence est solide ou dépend des conditions expérimentales.
Plus n’est pas nécessairement mieux
Nous venons de voir que les jeux sérieux plus réalistes et immersifs ne sont pas forcément ceux qui donnent les meilleurs résultats en termes d’apprentissage. Nous pouvons élargir cette considération au-delà des jeux sérieux, à différentes plateformes de simulation numérique, et aussi au format vidéo. La prudence est de mise !
Cette déclaration devrait vous surprendre au moins un peu :
N’est-il pas vrai qu’une image vaut 1000 mots ? Que regarder une vidéo est « mieux » que lire un texte avec des illustrations ? Qu’interagir activement avec une simulation est toujours mieux que regarder une vidéo ? (Betrancourt, 2015)
En fait, l’équivalence « plus = mieux » n’est pas nécessairement correcte. Le cerveau, bien que plastique, a ses limites. Certaines de ces limites se rapportent à la quantité d’informations que nous sommes en mesure de traiter à un moment donné (analyser, comprendre, extraire les aspects les plus saillants et importants à stocker).
Dans de nombreux cas, avoir recours à une image (photo, carte, mais aussi diagramme, graphique) aide. En effet, une image permet de mobiliser les fonctions cérébrales impliquées dans la cognition visuelle et spatiale, et, de cette manière, d’apporter une aide aux capacités déjà engagées. Pensez à la différence entre lire une longue liste de noms de villes, avec les distances entre ces villes et les directions à prendre pour passer de l’un à l’autre, et avoir à disposition une carte géographique qui contient toutes ces informations spatialisées sur une page. Si vous deviez calculer un itinéraire, laquelle des deux vous semblerait être la moins « coûteuse » d’un point de vue cognitif ? Plusieurs études indiquent qu’il s’agit de la deuxième.
Maintenant, imaginez regarder une vidéo ou interagir avec une animation concernant un processus complexe biologique ou physique avec lequel vous n’êtes pas familier. Une vidéo interactive est peut-être plus attrayante qu’un texte illustré, mais nécessite, de la part de l’observateur, une capacité à identifier les moments clés d’un processus continu. Ceci est possible pour un observateur avec un minimum de connaissance du processus en question, mais difficile pour un observateur totalement naïf. Le texte, les illustrations qui identifient les points saillants du processus observé, ont exactement cette fonction : réduire le travail cognitif que doit faire l’observateur pour extraire l’information importante du flot continu de stimuli. Encore une fois, il n’y a pas de recette ou de potion magique que les technologies numériques puissent mettre à notre disposition grâce à la seule évolution technologique : les dispositifs pour aider à apprendre doivent d’abord se réconcilier avec nos possibilités et limites d’apprentissage.
Substituts numériques
Est-il sage de remplacer les interactions verbales avec nos enfants et de les déléguer à des téléviseurs, tablettes et autres appareils numériques ? Patricia Kuhl mène ses recherches dans le domaine de l’acquisition du langage à l’Université de Washington. L’une de ses études les plus citées concerne la capacité des enfants de 9 mois à discriminer les sons d’une langue tout à fait différente de la langue maternelle. Autour de cet âge, les enfants perdent la capacité de reconnaître tous les sons de toutes les langues, une compétence avec laquelle ils sont nés. Ils la perdent en faveur d’une plus grande spécialisation : ils développent la capacité de traiter rapidement et efficacement les sons de leur langue (leçon importante : la plasticité du cerveau conduit non seulement à acquérir, mais aussi à perdre certaines capacités). Un enfant exposé à une langue européenne donnée perd la capacité à reconnaître des phonèmes qui sont statistiquement rare dans son environnement, mais qui font partie, par exemple, de l’environnement sonore d’un enfant chinois. Et si, autour de cette période sensible pour la spécialisation phonétique, on exposait l’enfant à un adulte qui parle le mandarin, par exemple pour 12 séances d’interaction verbale dans cette langue ? Kuhl et ses collègues ont comparé deux situations : celle où l’adulte est présent dans la pièce, et interagit avec l’enfant ; et une autre, dans laquelle l’adulte interagit avec l’enfant, mais par la médiation d’un écran de télévision (la situation « adulte en boîte »). Les résultats indiquent que seule la première situation permet aux enfants de retrouver leur capacité à reconnaître les sons du langage étranger. Une autre étude a montré que les enfants qui interagissent avec des adultes via un ordinateur — par Skype, par exemple — apprennent de nouveaux mots si et seulement si l’adulte s’implique dans une véritable interaction avec l’enfant ; il serait intéressant de comparer une situation d’interaction normale via Skype, et l’interaction via un faux Skype dans lequel l’adulte est en fait pré-enregistré. Citons une dernière ligne de recherche, qui n’a rien à voir avec les écrans, mais concerne la lecture. Une analyse de la littérature, qui a pris en compte une variété d’études sur l’impact d’interventions précoces sur l’intelligence de l’enfant, montre que la lecture de l’adulte pour le jeune enfant est l’une des interventions les plus efficaces. A une condition, toutefois : que la lecture soit interactive et pas passive, donc que l’adulte ne se limite pas à lire à l’enfant, mais qu’il invite l’enfant à répondre à des questions, que l’enfant pose lui-même des questions et que l’adulte suive, d’une manière ou d’une autre, l’intérêt de l’enfant (Protzko, Aronson & Blair, 2013).
L’hypothèse qui se dégage de ces différentes études est donc, qu’au moins en ce qui concerne l’apprentissage de la langue, l’exposition à des stimuli ne suffit pas à produire un apprentissage, et que la médiation sociale est une condition nécessaire. Les technologies numériques constituent des supports particulièrement intéressants pour nous exposer aux stimuli répétés, pour nous exercer. Plus et mieux qu’une simple répétition, ils
offrent la possibilité d’adapter progressivement le niveau de difficulté aux nouvelles
compétences de l’enfant (et des adultes). Mais peuvent-elles remplacer ou mettre en œuvre efficacement les mécanismes de l’interaction sociale?
Conclusion
On a tous besoin d’apprendre
Notre cerveau change avec l’âge, mais ne perd pas la capacité d’apprendre, par un moyen ou par un autre : il n’y a pas d’occasions perdues, mais des efforts à faire.
Par conséquent, la division nette entre les natifs et les immigrants d’un monde numérique est une réalité fictive : tout le monde a besoin de faire un effort pour apprendre à tirer le meilleur parti des technologies numériques. Les compétences numériques ne doivent pas être prises pour acquises, ni être identifiées avec la connaissance des produits et des marques commerciales.
Il n’y a pas de solution miracle
Bien que les technologies numériques aient encore beaucoup de potentiel à développer, nous ne pouvons pour le moment pas dire que l’une ou l’autre des applications existantes (serious games, jeux vidéo, entraînement cérébral) contient la clé pour développer ou protéger notre intelligence. Les produits qui promettent des solutions miracles, surtout ceux qui promettent de nous rendre tous plus intelligents plus rapidement, sont à regarder avec suspicion.
Références
- Betrancourt, M. (2005). The animation and interactivity principles in multimedia learning. The Cambridge handbook of multimedia learning, 287-296.
- Casati, R. (2013). Contre le colonialisme numérique. Albin Michel.Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros: mythes et réalité. le Pommier.
- Chabris, C. F., & Simons, D. (2015). Le gorille invisible : Quand nos intuitions nous jouent des tours. le Pommier.
- Dehaene, S., & Cohen, L. (2007). Cultural recycling of cortical maps. Neuron, 56(2), 384-398.
- Fernbach, P., & Sloman, S. (2017). The knowledge illusion. Why We Never Think Alone.
- Kruger, J., & Dunning, D. (1999). Unskilled and unaware of it: how difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments. Journal of personality and social psychology, 77(6), 1121.
- Kuhl, P. K. (2011). Early language learning and literacy: neuroscience implications for education. Mind, Brain, and Education, 5(3), 128-142.
- Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros: mythes et réalité. le Pommier.
- Protzko, J., Aronson, J., & Blair, C. (2013). How to make a young child smarter: Evidence from the database of raising intelligence. Perspectives on Psychological Science, 8(1), 25-40.
- Rozenblit, L., & Keil, F. (2002). The misunderstood limits of folk science: An illusion of explanatory depth. Cognitive science, 26(5), 521-562.
- Simons, D. J., Boot, W. R., Charness, N., Gathercole, S. E., Chabris, C. F., Hambrick, D. Z., & Stine-Morrow, E. A. (2016). Do “brain-training” programs work?. Psychological Science in the Public Interest, 17(3), 103-186.
- Willingham, D. T. (2015). Raising kids who read: What parents and teachers can do. John Wiley & Sons.
Pour aller plus loin
Livres
- Frackowiak, R., Hassan, B., Lamielle, J.-C., & Lehéricy, S. (2018). Le grand atlas du cerveau. Le Monde, Glénat, ICM.
- Naccache, L., & Naccache, K. (2018). Parlez-vous cerveau ?. Odile Jacob.
- Cohen, L. (2017). Comment lire avec les oreilles et 40 autres histoires sur le cerveau de l’homme. Odile Jacob.
- Rostène, W., & Epelbaum, J. Le cerveau. Le Pommier (2015)
- Dehaene, S. (2014). C3rv34u : catalogue de l’exposition neuroludique de la Cité des Sciences et de l’Industrie. La Martinière.
- Le Bihan, D. (2013). Le cerveau de cristal. Odile Jacob.
- Cohen, L. (2012). Pourquoi les filles sont si bonnes en maths : et 40 autres histoires sur le cerveau de l’homme.
- Cohen, L. (2009). Pourquoi les chimpanzés ne parlent pas : et 30 autres questions sur le cerveau de l’homme. Odile Jacob.
- Sedel, F., & Olivier, L. C. (2010). Le Cerveau pour les nuls. First.
Sites web
- Le blog Aux frontières du cerveau Journal du CNRS (2016-2018)
- Le système nerveux cutané, système nerveux périphérique (2017)
- Les voies de communication cérébrale se dévoilent (2017)
- La complexité des réseaux neuronaux en gravure (2017)
- Les cellules microgliales, petites cellules encore mystérieuses
- Reconnaissance des visages, le code cérébral décrypté (2017)
- L’architecture d’un neurone (2016)
- L’essentiel sur le cerveau